A story of blood ○ Solo ♦ Moon-jeong past

Busan, année de ses cinq ans.

Les cloches résonnaient au loin. La petite Moon-jeong, lovée dans son manteau fourré et sa grosse écharpe, fixait l'immense tombe coincée entre les gros chênes. Le vent sifflait à son oreille, portant avec lui les cloches des carillons bouddhistes, à l'entrée du cimetière. La petite fille, isolée depuis quelques mois et ne voyant plus beaucoup ses frères, avait été la seule de la fratrie à accompagner sa mère dans un village non loin de Busan pour fêter le Chuseok. Il faisait froid en ce début d'octobre, et MJ n'était pas certaine de comprendre totalement pourquoi sa mère enceinte de huit mois l'avait emmené si loin du reste de la famille, sans réelles explications. Ce n'était pas pour voir de la famille, participer à un grand banquet... rien. Et à chaque fois que la petite avait tenté d'en apprendre plus, on l'avait débouté.

Et c'est à la veille du deuxième jour d'octobre, alors que la nuit tombait doucement sur le cimetière bouddhiste, que la petite Moon-jeong contemplait la gravure d'une immense tombe, superbe à ses yeux. Coincée entre les arbres dont les racines venaient fissurer le bas de l'édifice, une fine pellicule de poussière tombait en permanence du crâne de l'objet. La petite brune n'avait d'yeux que pour cette chose inanimée et pourtant si vivante.

Pour la première fois, elle voyait. La lumière, les couleurs, l'harmonie des feuilles qui se déposaient, orangées et jaunies par le temps et l'automne. Elle s'imaginait dessiner chaque particule d'air dans son ensemble pour former ce superbe tableau ; même si l'enfant n'était pas une très bonne dessinatrice. Surtout qu'elle s'était brisé les doigts à son dernier entraînement de karaté, l'empêchant d'écrire depuis plusieurs jours.  

Un hoquet surpris s'échappa de sa gorge. Un violent sentiment de crainte la prit avec une force atroce ; l'enfant rapetissait un peu plus alors que la tombe gagnait en hauteur, jusqu'à cacher tout le ciel. Etait-ce un Dieu qu'elle aurait vexé ? Bouddha n'aimait-il pas les petites filles qui venaient admirer les tombes sans trop savoir ce qu'elle représentait ? Moon-jeong resta la bouche entrouverte, toute tremblante, alors que les larmes lui montaient aux yeux. Mais à aucun moment elle ne pensa à détourner le regard ou fermer les yeux ; elle ne désirait même pas chasser la terreur, au contraire. Ce sentiment la fascinait, tout autant que ce que ses yeux photographiaient.Sans le savoir, Moon-jeong venait de redéfinir sa destiné.

Ce fut à son tour de prendre de la hauteur. Elle respira à nouveau, alors que les lucioles commençaient à danser autour d'elle.

Une voix dans son dos la reconnecta à une réalité moins amusante que celle qu'elle venait de vivre.

— Moon-jeong, je t'ai cherché partout. On s'en va, gronda sa mère.

La jeune fille prit une petite inspiration, déplaça une mèche derrière son oreille et hocha la tête. Mais avant ça, elle souffla un mot incompréhensible pour sa génitrice, à la seule intention d'un esprit qu'elle mettrait longtemps à définir.

— Merci, byeonhwa.

La gifle s’écrasa contre la joue de l’enfant. Moon-jeong vit le corps de son frère partir au sol ; ses propres genoux s’effondrèrent sous sa fragilité, et elle porta une main à son visage dont la morsure du geste la brûlait comme si elle avait pris le coup. La petite retenait difficilement ses larmes tant la violence de la situation lui paraissait improbable. Leur père regardait le jumeau avec dédain ; la colère déformait ses traits déjà durs. Non loin dans la pièce de bois se tenait la mère, affligée mais distante, ainsi que l’aîné de la fratrie, qui n’osait pas détourner les yeux de la scène.

— C’est la dernière fois que je te préviens, Jin-jeong. Désobéis-moi ou réponds-moi encore une fois, et je m’assurerais que tu ne puisses plus utiliser cette bouche pour dire des inepties. J’ai déjà un garçon aîné, si le second doit être muet, ça ne me posera aucun problème.

La voix du père résonna dans les murs pour assommer un peu plus la petite Moon-jeong qui lançait un regard désespéré au corps de son frère jumeau, toujours allongé. Ce dernier était secoué de spasmes, même s’il parvint à bouger pour lentement se relever. Son visage commençait déjà à enfler, et les nombreuses larmes qui roulaient sur ses joues n’arrangeaient pas son visage encore poupin, mais déjà déterminé. Moon-jeong se redressa également, voilant ses yeux par de longs cheveux qui descendaient sous ses épaules. Elle voulait courir, venir serrer son frère dans ses bras, mais surtout l’empêcher de dire quelque chose qui finirait de mettre en colère leur père. Elle ne comprenait pas ce qui avait déversé une telle fureur, si vite. Le petit brun aux cheveux plus courts que ceux de sa sœur prit une, puis plusieurs aspirations. Il hyperventilait, tremblait comme une feuille, mais refusait de détourner le regard ou de baisser les yeux.

— Mais Moon-jeong est ma…
— Mais c’est pas grave ! cria la petite d’une voix suraiguë et loin d’être maîtrisée. On sera toujours ensemble, mais juste pas au même endroit, au même moment !

Les jumeaux se regardèrent longuement suite à cette déclaration. Jin-jeong ne supportait pas l’idée d’être séparé de sa sœur, et c’était pourtant ce que leur père leur ordonnait. Ils allaient suivre des cours et des entraînements différents, car leur place n’était pas la même dans la société. La petite ne comprenait pas tout, du haut de ses cinq ans. Mais si elle était sûre d’une chose, c’était bien qu’il ne fallait jamais contrarier leur père. Et l’idée même que Jin-jeong perde l’usage de sa langue pour avoir protesté de cette manière, si idiote… ça la rendait malade. Elle ne voulait pas qu’il soit blessé, même si la brune restait d’accord avec son jumeau.

Un soupir déchira le silence installé dans le salon. Le père Choi secoua la tête en grognant, résigné à s’éloigner des jumeaux pour aller se servir un verre d’alcool dont la bouteille reposait sur un meuble en chêne.

— Pourquoi fallait-il que la plus intelligente et la plus raisonnable ne soit qu’une fille ? se plaignit-il.

Sa femme et mère de ses enfants s’approcha avec un sourire doux sur les lèvres, et vint poser une main sur l’avant-bras de son époux.

— Allons mon chéri. Laisse-leur le temps d’apprendre, ils sont encore si jeunes.
— Et déjà si pénibles.

Quelques minutes plus tard, les deux adultes et l’aîné s’en allaient dans une autre pièce du domaine, laissant les deux jumeaux esseulés dans ce grand salon qui leur paraissait si hostile. Moon-jeong se tourna avec douceur vers son frère, et s’avança assez pour lui tendre les bras. Ce dernier n’hésita pas longtemps avant de fondre sur l’enfant, ravala sa colère et ses larmes.

— T’aurais pas dû lui parler comme ça… gémit la petite, toujours choquée de ce qu’il venait de se passer.
— Il méritait… il a pas à nous ordonner de ne plus être ensemble !

La voix de Jin-jeong se brisa dans sa gorge. Malgré sa fierté, Moon-jeong voyait bien qu’il craignait que quelqu’un ne l’entende ; les représailles étaient trop plausibles. Il tenait à son intégrité physique autant qu’il savait son père capable de faire de telles atrocités, même à ses enfants.
La petite se détacha doucement de son frère. Elle le regarda dans les yeux, avec le plaisir sain de se perdre dans un esprit qu’elle ne connaissait que trop bien. L’enfant présenta son petit doigt à son frère, qui fronça les sourcils en retour.

— Qu’est-ce que tu fais ?
— Promets-moi… que même si on est séparé, on ne s’abandonnera jamais.

Le petit garçon regarda sa sœur, curieux, étonné, puis déterminé. Il prit une aspiration, et tendit son petit doigt pour sceller leur pacte.

— Je te le promets, Moon-jeong. Tu continueras à veiller sur moi ?
— Pour toujours.