Ça, pour une surprise (Sven)

ÇA, POUR UNE SURPRISE ft. HEIDI
Il commence à faire froid la nuit, j’aurais dû penser à me couvrir plus avant de partir au travail. Heureusement, ce n’est pas très loin de la résidence étudiante mais j’ai quand même le temps de frissonner sur le chemin du retour. Il faut dire qu’en plus du fait que je finisse tard, la nuit tombe plus vite maintenant. J’accélère le pas pour me réchauffer un peu et j’en profite pour brancher les écouteurs à mon téléphone. Les yeux rivés sur l’écran bleuté et la musique dans les oreilles, je fais défiler les posts sur les réseaux sociaux sans vraiment m’y intéresser. C’est juste histoire de passer le temps, mais je tombe assez vite sur une photo de ma sœur avec ses amies. Je fronce un peu les sourcils en lisant les commentaires en dessous. Je reste quelques instants à fixer l’image, hésitant entre la gratifier d’un j’aime et faire comme si je n'avais rien vu. Elle serait probablement en colère que je me manifeste de cette façon.
Alors que je laisse échapper un soupir las, je manque soudainement de de lâcher mon téléphone. Par réflexe, je ressers ma prise sur l’appareil, histoire de lui éviter une chute fatale sur le sol et perds un écouteur au passage. Surpris et un peu sonné, je reprends rapidement mes esprits pour découvrir l’origine de la collision. Je m’apprête à m’excuser en entendant son petit cri de surprise mais elle me devance. Elle me reconnaît et je la reconnais aussi. Le sourire terriblement contagieux de Heidi chasse de mon visage l’air maussade qui précédait cette rencontre inattendue. Je jette un regard autour de nous pour savoir d’où elle vient avant de me rappeler qu’elle travaille par ici aussi. Enroulant le fil de mes écouteurs autour de mes doigts, je range rapidement mon téléphone dans ma poche ; je n’aimerai pas paraître impoli.

« Salut... Désolé, ça va ? Je regardais pas où j'allais. » Dis-je doucement avec un air confus, les joues légèrement rougies par le froid mordant. J’hésite un peu avant de lui répondre. « Plus ou moins, j’avais surtout pas le cœur à interrompre les derniers clients en pleine partie alors je les ai laissé finir. »

Baissant légèrement la tête, je hausse les épaules avec un air résigné et cache un petit rire à moitié honteux en scrutant le sol. Ce n’est pas très professionnel, c’est clair que j’aurais préféré le faire en étant payé. Je remonte les yeux vers elle, elle est assez jolie dans la lumière de la rue à moitié éclairée. Ça fait plusieurs fois qu’on se croise à la sortie de nos petits boulots respectifs ; contrairement à la sensation que j'ai avec d’autres, je trouve la discussion assez simple avec elle.
J’hésite à lui proposer de faire le chemin ensemble, mais je ne crois pas l’avoir déjà croisée à la résidence. Et puis, on n’est pas si proche – ça serait sûrement bizarre et intrusif. Mais bon, elle est peut-être juste discrète. Après un moment de flottement, je m’apprête à me lancer en prenant mon courage à deux mains, mais une petite pensée me souffle que je devrais lui demander de ses nouvelles à la place. Oui, c’est probablement une meilleure idée pour ne pas passer pour le pire mec de l'univers.

« Et toi, ton service s’est bien passé ? » Je lui souris discrètement en essayant de me débarrasser de cet air supérieur qui me colle à la peau, mais ce n’est pas gagné d’avance. La tête légèrement penchée sur le côté, elle est un peu plus petite que moi et je n’ai pas trop de mal à la détailler de la tête aux pieds.


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Hochant la tête rapidement, j’essaye de ne pas trop montrer que je commence à avoir sérieusement froid. Je marmonne un oui probablement inaudible quand elle me retourne la question, mais à vrai dire, j’avais plutôt peur de l’avoir blessée quand nous nous sommes rentrés dedans. Elle n’a pas l’air de m’en tenir rigueur ni de m’en vouloir, alors j’imagine que ça va vraiment. Moi, j’ai l’habitude de veiller assez longtemps mais c’est vrai que son boulot a l’air plus pénible que le mien. Il est plutôt tard, je suis presque certain qu’elle est à l’université aussi alors cumuler les deux, ce n’est pas facile.
Elle rit gentiment à mon aveu de faiblesse et je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’elle est un peu mignonne, peut-être qu’elle se moque mais au fond ce n’est pas désagréable. Reprenant un air plus sérieux, je réponds à sa grimace adorable par une moue boudeuse à peine dissimulée. Je n’aimerais pas perdre mon travail ou me faire réprimander pour quelque chose de ce genre non plus.

« Pour l’instant, j’ai pas eu trop de soucis de ce côté là. » Je plisse un peu les yeux en essayant de me rappeler la dernière altercation à laquelle j’aurais assisté, mais mis à part quelques incidents mineurs, rien de bien ennuyeux de me vient à l’esprit. « Je croise les doigts pour que ça continue. »

C’est avec un ton léger qu’elle me répond tout naturellement et j’envie un peu son air enjoué. Ça a beau être un simple service comme tous les jours, j’ai l’impression qu’elle en parle quasiment avec enthousiasme et ça a quelque chose de rassurant. Enfin quelqu’un avec qui avoir des conversations normales et agréables, ça a un côté apaisant quelque part. Elle semble un peu gênée et se cache derrière un autre sourire ; je ne la quitte pas des yeux et je crois que j’aurais aimé avoir le cran de lui demander des détails pour qu’elle ne s’arrête jamais de parler.

« Tes soirées ont l’air un peu plus mouvementées que les miennes. » Dis-je en étouffant un petit rire amusé.

Le fait que les clients soient le plus souvent simplement trop occupés à jouer pour venir me casser les pieds et avec la rentrée qui a un peu diminué leur nombre, c’est vrai que j’ai plutôt la vie tranquille en ce moment – malgré les horaires. A force de passer devant le Moro Center pour rentrer, il faudrait que j’y entre, un jour. Jusqu’à présent, j’ai surtout suivi le mouvement et été invité dans des bars, des boites ou même chez des gens que je ne connaissais même pas. A vrai dire, je ne pense pas vraiment m’être déjà fait des amis ici – des connaissances et des terribles erreurs, tout au plus.
Comme une sorte de rituel, je me souviens qu’on écumait les karaokés de Séoul avec ma sœur à chaque fois qu’on y était. Sans aller jusqu’à dire que ça me manque un peu, j’admets sans honte que ça pourrait être cool. Je devrais l’inviter pour qu’elle puisse se venger de toutes ces casseroles en leur rendant la pareille, mais ça risquerait d’être bizarre pour elle de s’amuser à l’endroit même où elle travaille. En plus, il y a toujours le risque pour que je ne connaisse pas la moitié des chansons. Une autre fois, peut-être.
Il y a un petit instant de flottement où je ne sais pas vraiment quoi rajouter et elle m’indique alors la direction qu’elle comptait prendre pour rentrer chez elle. J’en déduis qu’elle ne vit pas à la résidence étudiante, mais ça reste plus ou moins sur mon chemin. Sa voix baisse un peu quand elle termine sa phrase et je ne saurais dire si c’est dû à la fatigue, la timidité ou la volonté que je la laisse tranquille. Peut-être même les trois en même temps, ça serait bien ma veine.

« Oh, euh… tu me déranges pas, tu sais. » J’hésite un peu, incapable de déterminer si elle dit ça parce qu’elle pense vraiment me déranger ou plutôt histoire de se débarrasser de moi de façon polie et subtile. Dans le doute, je désigne le même endroit qu’elle avec un vague mouvement du menton – au risque d’être le gros lourd de service. « Je vais par là aussi. Est-ce que tu veux… qu’on fasse un bout de chemin ensemble ? »

Un peu inquiet, je lui adresse un regard incertain. J’espère qu’elle n’acceptera pas simplement parce qu’elle n’ose pas refuser, je m’en voudrais d’imposer quelque chose comme ça à la seule personne sympa et raisonnable avec qui j’ai pu échanger jusqu’à présent.


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Tout est si simple avec elle, Heidi rend les choses facile. Elle sourit, elle est agréable, elle parle des choses naturellement – si seulement ça pouvait durer. Et en plus, je n’ai pas trop de questions à me poser, du moins, pas plus que d’habitude. Je n’ai pas peur qu’elle se retourne contre moi à chaque instant non plus, ni qu'elle me tende un piège. C’est presque reposant, en fait. Même si ses soirées n’ont pas du tout l’air de l’être. J’essaye de réprimer un sourire en imaginant une bande de filles se déchaîner en hurlant des paroles approximatives, mais son rire est communicatif.

« Ah, je vois… J’espère qu’elles ont pensé au pourboire à la hauteur des dégâts sur tes oreilles. » Dis-je avec un air amusé qui ne me ressemble pas.

Elle hoche la tête à ma proposition de la raccompagner, et j’essaye de ne pas trop montrer mon soulagement. J’imagine qu’elle ne doit pas me trouver envahissant ou ennuyeux, sinon elle n’aurait pas été aussi chaleureuse en acceptant. La raison qu’elle invoque est prévisible mais j’ai comme la sensation que c’est une petite victoire pour moi, qu’elle ne me considère pas comme ce gars bizarre. Peut-être qu’en fin de compte, je viens de me trouver une amie potentielle… ou quelque chose du même genre.

« Je ferai de mon mieux pour qu'on ne tombe sur personne ! » Je lui glisse ça avec un air à la fois un peu fier et rassuré, lui rendant son sourire discret au passage.

Sans plus traîner, on se met en route dans la direction de son appartement. Un moment de silence se pose entre nous et je n’ose plus vraiment la regarder. J’essaye de me creuser la tête pour trouver un sujet de discussion, soufflant dans mes mains discrètement pour les réchauffer pendant que j’y réfléchis. Je la vois resserrer son écharpe ; si j’avais eu une veste j’aurais pu la lui prêter histoire de passer pour un gentleman, mais je suis juste là à me les geler autant qu’elle. Au final, je n’ai pas trop à y penser puisqu’elle engage la conversation d’elle-même ce qui me surprend un peu mais ne me déplaît pas. Il faut bien avouer que je n’ai jamais été très bon pour discuter de tout et de rien, alors ce n’est pas plus mal si c’est elle qui se lance.

« Mmh… Surtout demain matin, cours de physique. Mais l’après-midi devrait être plus tranquille. » Je lui adresse une fausse grimace avec un peu d’appréhension avant de reprendre, ce n’est pas la matière où j’excelle le plus même si je n’ai pas vraiment envie de l’admettre. « Ça va, j’essaye de prendre mes marques rapidement. C’est assez différent de ce à quoi j’ai été habitué, mais on s’y fait vite je trouve. »

Réalisant qu’elle n’a probablement rien à faire ni de mes cours de physique ni de mes états d’âme par rapport à mon déménagement depuis Oslo, je tente ma chance en lui retournant la question. La tête légèrement penchée sur le côté, je me tourne un peu vers elle pour la regarder. J’espère ne pas me tromper, sinon je vais vraiment passer pour un con cette fois. Et quelqu’un qui n’écoute pas quand elle parle. Ce qui serait dommage, je dois admettre que j’apprécie plutôt sa compagnie.

« Et toi, ça se passe bien ? » Hésitant un peu, je finis par me décider à lui demander directement. « T’es en… droit, c’est ça ? »


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Elle est bien trop gentille pour son propre bien. Ou alors, je suis bien moins innocent qu’elle, je ne sais pas encore et j’ai un peu peur de la réponse. J’aurais sauté sur l’occasion de me faire un peu plus d’argent si j’avais été dans sa situation, mais elle n’a pensé qu’à laisser ses clientes s’amuser. Je réponds à son rire avec un sourire un peu résigné et hausse les épaules. Oui, ça doit compenser parfois.
Sa façon de remettre ses cheveux derrière son oreille, de sourire, de me répondre. De loin, on pourrait presque croire qu’on se connaît bien. Mon sourire discret se transforme en un soufflement de nez quand elle me met faussement en garde. Je ne saurais pas dire si elle blague, si elle flirte ou si elle est tout à fait sérieuse, mais l’idée d’accourir pour la protéger tous les soirs est assez drôle. Peut-être que j’aurais du apprendre les arts martiaux au lieu du hockey sur glace, ça m’aurait servi.

« Bah… je suis pas sûr d’être un super garde du corps. » Dis-je avec un froncement de nez peu convaincu avant de hocher la tête de haut en bas. « Mais si tu veux juste de la compagnie ça peut se faire. »

Je regrette immédiatement d’avoir dit ça et porte une main à mon visage pour tenter de camoufler ma gêne. Elle va croire que c’est moi qui flirte maintenant, je n’aurais vraiment pas du sortir ça comme ça. Sérieusement, pourquoi est-ce si difficile de tenir une conversation plus de cinq minutes sans faire de faux pas ? Je détourne un peu les yeux et me concentre sur le chemin pour éviter d’avoir à lui faire face, il est un peu tôt pour dire que j’apprécie sa compagnie ou que j’ai envie de la revoir ; elle se méprendrait probablement sur mes intentions et j’y perdrais peut-être une potentielle amie.
Heureusement, la discussion continue sur des sujets plus simples – bien que je n’ai rien d’intéressant à dire dessus. J’imagine qu’elle ne doit pas être très matières scientifiques vu la tête qu’elle fait, je la comprends. Même en aimant ça, c’est un cours compliqué et mon cerveau en ressort le plus souvent en bouillie.

« Au moins. » Je lui avoue ça en levant un sourcil amusé comme pour appuyer mes dires.

Soulagé quand elle me confirme son domaine d’études, j’essaye de ne pas trop le montrer. Je l’écoute attentivement, ça ne m’étonne pas vraiment qu’elle veuille s’orienter vers le droit des femmes. Ça lui ressemble, j’imagine. Il me faudra l’après-midi pour m’en remettre et elle a trois heures de libres, peut-être que je devrais lui proposer qu’on se voit. Pourquoi ? Parce qu’elle est sympa, parce qu’elle est là ? Pourquoi pas. Ça risque d’être sacrément intrusif, mais en même temps, il fait nuit et je suis en train de la raccompagner jusqu’à chez elle alors bon question respect de la vie privée, on a vu mieux. Pendant que je suis un peu perdu dans mes réflexions futiles, elle m’avance son opinion et j’approuve de manière silencieuse. Je comprends ses réticences, une ville sortie tout droit de terre aussi vite, ça peut faire peur quand on pense à tout ce qu’il a fallu raser et construire pour ça.

« Du côté de la rive gauche, c’est assez impressionnant qu’ils aient réussi à en préserver autant. » Reprenant un air sérieux, j’y pense parce que j’y passe de temps en temps pour aller à m’entraîner à la patinoire de Bergen.

La pensée de tout à l’heure ne m’a pas quittée et je crois qu’il va falloir que je lui demande bientôt si je ne veux pas rater ma chance. Elle n’a pas été réfractaire au reste et je ne crois pas qu’elle me considère trop mal – à moins qu’elle ne me réponde que par politesse. Sans savoir si mes joues ont rougi à cause du froid ou de ce que je m’apprête à dire, je prends encore une fois mon courage à deux mains.

« Si ça te dit, on peut se rejoindre pour manger demain. » Incertain, je me racle la gorge et m’empresse de lui assurer qu’elle a la possibilité de refuser. « Enfin, euh… si t’as rien de prévu, hein. Je veux pas m’imposer. »


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Les signes de gêne partagée deviennent de plus en plus évidents, je crois que je suis tombé sur quelqu’un d’encore plus mal à l’aise que moi quand il s’agit de faire la conversation. Quelque part, je dois bien admettre que je suis soulagé voire même rassuré qu’elle le prenne aussi bien, même si je suis sûrement bien moins mignon qu’elle dans mon malaise. Malgré le fait que j’essaye de ne pas trop croiser son regard dans les secondes qui suivent, je l’entends me glisser quelques mots compatissants et lui rend son sourire. Ça aurait probablement plus facile de faire connaissance si on avait pas été seuls en pleine nuit, mais elle est suffisamment compréhensive pour que je n’ai pas l’impression que c’est peine perdue directement.

Elle a un avis plutôt tranché sur les choses, j’imagine qu’elle est plus engagée que moi sur beaucoup de fronts et peu importe la cause. En même temps, être plus engagé que moi, ce n’est pas bien difficile. Mais après tout, à Fredelig, les gens sont principalement là pour ça alors ça se comprend. Je ne m’attendais pas à tomber sur beaucoup de gens venu s’y installer par opportunisme ou par hasard, un peu comme moi. Je ne sais pas trop si j’aurais annulé ma venue ici si la nature n’y avait pas eu une grande place… Il faut dire que même dans la capitale, elle garde toujours une place de choix. Mais ici ou ailleurs, je serais quand même parti. Je me surprends un peu à me demander ce qu’elle fait ici, pourquoi elle a choisi Fredelig. Parce que contrairement à beaucoup d’autres villes, tous les gens ici ont choisi d’y être pour une raison ou une autre. L’air incertain, je penche un peu la tête sur le côté, incapable de me positionner sur la question – que ce soit pour approuver ou lui donner tort.

« Où est-ce que tu serais allée à la place ? A Bergen ? » Je demande en toute bonne foi, Bergen étant la grande ville la plus proche, mais peut-être que le projet de Fredelig a bouleversé d’autres plans qu’elle aurait pu avoir.

Alors qu’on continue à marcher en direction de son appartement, on croise un groupe d’étudiants ayant eux aussi bien entamés la soirée. Entre l’odeur de l’alcool et leur attitude hasardeuses, ce n’est pas bien difficile de deviner d’où ils viennent. Leurs visages me sont vaguement familiers, je suis presque certain de les avoir déjà vu quelque part. Le souvenir douloureux de la gueule de bois qui a suivi la soirée improvisée au début du mois me revient vivement en tête et je détourne mon attention vers Heidi. Je grimace légèrement en voyant qu’elle les observe en silence, bien qu’ils ne semblent même pas nous avoir remarqués. Si ça se trouve, j’ai été ce type torché qui fait peur à une fille qui rentre chez elle après le boulot un soir et je ne m’en suis même pas rendu compte. Quel monde.
Il y a un petit temps avant qu’elle ne finisse par me répondre en hochant timidement la tête, et j’ai presque l’impression d’avoir fait la bourde de trop tant il me semble long. Ça ne se fait pas, de demander à quelqu’un de manger ensemble ? Je ne sais pas trop, j’avoue que j’aurais peut-être du porter plus d’attention à ce que mes anciens amis se disaient entre eux pour ne pas me retrouver complètement démuni dans ce genre de situations. Loin de regretter d’être parti sur un coup de tête, je me retrouve assez quotidiennement confronté à mon introversion quand il s’agit de parler ou de sociabiliser. Autant dire que je ne me suis pas encore fait des masses d’amis depuis mon arrivée – juste une très grosse erreur de parcours que je m’applique maintenant à éviter.

« Ok, cool. » Un peu soulagé, un peu gêné, je ne sais pas trop quoi dire ensuite alors que c’est moi qui ai proposé ça. Je tente de me justifier de manière un peu brouillonne. « A part la squatteuse de console de la résidence qui me tient compagnie régulièrement, on peut pas dire que je connaisse encore grand monde ici. Alors c’est sympa d’avoir quelqu’un à retrouver. »


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Échange d’informations que j’aurais peut-être souhaité plus informel, elle répond à ma question de manière très naturelle. C’est vrai que la plupart des gens ici viennent de Bergen, tout le monde n’a pas le luxe de pouvoir traverser le pays – ou le monde – pour s’installer dans cette petite utopie qui prend doucement vie. Un peu surpris, je ne sais pas vraiment comment réagir à ce qu’elle vient de me dire. Est-ce que c’est une perche qu’elle me tend pour que je lui demande de parler d’elle, de me dire ce qu’il s’est passé ? Est-ce que j’ai vraiment envie de partir dans les questions personnelles maintenant, alors qu’on commence à peine à se connaître ? Il paraît que c’est le moyen le plus rapide pour se rapprocher de quelqu’un, c’est sûr. Mais est-ce que j’ai vraiment envie de me rapprocher d’elle ? Je risque de lui faire plus de mal que de bien ; à elle qui a déjà vécu de mauvais moments. Et à moi… je ne sais pas ce que ça me ferait. Un peu en retrait, je suis presque soulagé quand elle enchaîne avant que je ne trouve quoi répondre. Heureusement que parfois, ma réserve sert à quelque chose. Mais encore une fois, je ne sais pas vraiment si elle dit ça pour que je m’intéresse encore plus à elle, pour que je la pousse à me raconter quelque chose, ou parce qu’elle ne veut vraiment pas en parler. Si seulement j’avais été meilleur avec les gens, je n’aurais pas eu ce genre d’interrogations catastrophiques.

« Ouais, je vois le genre. » Je mise sur la distance avec un sourire que je veux rassurant. On est probablement pas assez proche ni même amis pour qu’elle veuille me raconter sa vie comme ça et ce serait sûrement impoli, voire lourd, si j’insistais. « J’imagine que pas mal de gens sont ici pour ça aussi. »

Après tout, la plupart des nouveaux habitants de Fredelig viennent parce qu’ils ont quelque chose à prouver, quelque chose à fuir, ou besoin d’un endroit où construire quelque chose. Ce n’est pas difficile de deviner que nombre d’entre eux n’ont pas eu la vie la plus facile avant leur arrivée. Elle me retourne la question et je serre les dents, blâmant ma propre inattention. J’aurais du la voir venir, celle là. C’était évident que quelqu’un allait me la poser un jour, mais le fait que ça soit ici, maintenant, et que ça vienne d’elle… Je suis un peu pris de court. Il me faut quelques instants avant de trouver quoi lui répondre ; de quoi en dire suffisamment pour ne pas donner l’air de ne pas avoir envie de répondre, mais pas assez pour passer pour le lâche de service qui a simplement fui quand l’occasion s’est présentée.

« J’avais juste besoin de changer d’air, de voir autre chose. » Je hausse les épaules, je ne sais pas si c’est moi ou elle que j’essaye de convaincre de ma nonchalance. « Et sinon, je serais sûrement resté à Oslo. »

Pas certain d’avoir été très persuasif, je suis plutôt rassuré par sa réaction à propos de cette squatteuse d’Atlanta et du fait que je ne connaisse pas encore grand monde. C’est sûr que si elle peut égayer les longues et froides soirées d’hiver quand les fêtes à l’extérieur se font rares et où même sortir de sous la couette devient difficile, je ne vais pas la chasser. Même si elle détruit toujours mes scores. Je hoche la tête et sourit de bon cœur ; au final, je suis plutôt content qu’elle ramène ses fesses dans ma chambre de temps en temps, elle me tient compagnie.

« On se retrouve, et on improvise à ce moment là ? » Je propose ça comme ça, incapable de lui imposer mon choix qui est pourtant déjà fait.

Mais si je dois vraiment arrêter de me mentir à moi-même, j’aurais pu lui dire qu’en ce moment, j’ai l’habitude de manger le plus loin possible. De me faire discret, d’éviter de croiser des gens. Enfin, d’éviter de croiser quelqu’un en particulier, terrible conséquence d’un verre de trop – ou peut-être de deux verres de trop. Alors le moins de temps je passe près de l’université, le mieux c’est. Mais c’est clair que ça ne m’aide pas à rencontrer de nouvelles personnes… J’imagine que je devrais m’en remettre à son choix, elle tranchera pour moi et alors je n’aurais plus d’excuses pour fuir.
Je sens son rythme ralentir et je suppose sans trop de risque de me tromper qu’on arrive devant chez elle. Elle confirme mes soupçons en désignant la porte en bois. Je m’attends à la laisser là sans plus de cérémonie quand elle sort ses clés de sa poche, mais elle se retourne pour me faire face. Déconcerté par sa proposition soudaine, je reste un peu hagard pendant une seconde de trop pour qu’elle ait le temps de couvrir ses incertitudes avec l’assurance que je ne suis obligé de rien. D’un côté, je suis frigorifié et un thé me ferait le plus grand bien, ça c’est sûr. Mais de l’autre, ce serait terriblement inapproprié pour moi de monter dans l’appartement d’une fille que je viens de raccompagner et que je connais à peine, surtout à une heure aussi tardive. Et vu le regard qu’elle se force à détourner, je ne suis pas certain qu’elle ait réellement envie de me voir chez elle maintenant alors qu'elle a dit il y a quelques instants qu'elle était fatiguée de son service.

« Euh… Non, t’inquiète pas ça va aller. » Les joues rougies, j’agite vaguement une de mes mains pour essayer de refuser poliment. Un sourire entre la grimace de gêne et l’autodérision, je ne me rends pas trop compte de ce que j’essaye de sortir comme excuse. « La résidence est vraiment pas très loin et puis je suis presque sûr que je pourrais plus partir une fois que je serais installé avec un thé, alors il vaut mieux pas. »


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Elle n’épilogue pas sur cette histoire d’adolescence, alors je suppose que j’ai fait le bon choix en ne relevant pas. Je hoche doucement la tête quand elle compare l’université d’Oslo à une usine. Je ne peux pas vraiment lui donner tord, mais je ne suis pas tout à fait de cet avis. Il y a quelque chose de profondément rassurant à être simplement un visage de plus dans une foule anonyme ; ici, la moindre chose se remarque et se sait. Parfois, c’est oppressant de se dire qu’à n’importe quel moment tout peut s’écrouler rien qu’avec le bouche à oreille.
Heureusement, elle a l’air plutôt d’accord pour improviser au moment où on se retrouvera. Plutôt soulagé, je me dis qu’il sera plus facile de sortir n’importe quelle excuse pour partir loin du campus et ainsi éviter les rencontres désagréables. Et puis, ça sera l’occasion pour en savoir plus sur ses goûts j’imagine ?
D’abord déconcerté quand elle me propose de monter chez elle, j’ai la présence d’esprit refuser relativement bien. On ne va pas dire que c’était l’envie qui me manquait d’être au chaud et en bonne compagnie, mais ça aurait été étrange d’accepter. Vu son air désolé et les excuses qu’elle se trouve, visiblement j’ai bien fait. Elle m’a surtout invité par politesse, pas parce qu’elle voulait vraiment me voir chez elle à une heure aussi tardive. Je souris à sa grimace, je sens qu’elle ne maîtrise plus très bien ce qu’elle fait et dit. On a au moins ça en commun.

« Mais non, c’est pas si bizarre. » Dis-je doucement avec un air presque affable, essayant de la rassurer tant bien que mal. « Je suis sûr que tout le monde aurait fait la même chose. »

Faisant mine d’y réfléchir sérieusement, je fronce un peu les sourcils sans savoir qui je pense convaincre avec ça. Bon, peut-être que tout le monde n’aurait pas fait la même chose, c’est vrai.
Une dernière salutation avant qu’elle ne s’en aille vraiment, je la regarde s’éloigner avec un air probablement un peu ahuri.

« Toi aussi. » Je lui rends son sourire avant de me rendre compte de l’énormité que je viens de sortir. Une main sur le front, j’essaye de rattraper le coup avec un petit rire nerveux. « Enfin, non… Toi t’es déjà rentrée, du coup… Plutôt bonne soirée et à demain. »

Je lui adresse un petit signe de la main avant de me retourner pour continuer mon chemin en grelottant jusqu’à la résidence. Toi aussi. Mais quel idiot.


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