God appetitt ! (Sven)

|	God appetitt ; ft. Heidi

— Journée légère pour moi aujourd'hui, je suis quand même presque religieusement la routine de ces dernières semaines. Manger avec Heidi le midi, c’est devenu comme un petit rituel entre nous dès que nos emplois du temps le permettent. A vrai dire, je la laisse parler la plupart du temps et je me contente de l’écouter mais sa présence est plutôt agréable. Ça m’étonne presque qu’elle ne m’ait pas déjà fait faux bond ; elle a d’autres amis, d’autres choses certainement plus intéressantes à faire. Mais souvent, je me souviens un peu tard de la difficulté à sociabiliser qu’on partage et j’imagine que les choses doivent juste être plus simple comme ça.
Au début, c’était non seulement gênant mais aussi particulièrement déroutant. Je ne savais pas vraiment ce qu’elle attendait de moi ; et pour être honnête, je ne savais pas non plus ce que j’attendais d’elle. Au delà de juste se faire une amie ou une pote avec qui passer du temps normalement dans cette ville, je crois qu’il y a eu un moment où elle m’a plu dans un sens bien moins désintéressé. Mais mes yeux ont fini par se poser ailleurs et j’ai perdu ce côté là de l’intérêt que je lui porte – pour le meilleur et surtout pour le pire. Un mal pour un bien : c’est moins prise de tête de son côté, et bien plus de l’autre.
Sorti avant elle, je ne sais pas vraiment où elle a cours alors je décide de lui donner rendez-vous une fois que j’aurais trouvé où manger. Après avoir déambulé sous la neige quelques instants devant les restaurants et bars du village étudiant, j’en choisis un au hasard, là où ça sent bon et où il a l’air de faire chaud. Pendant que je refuse un café à la serveuse pour commander autre chose, je lui envoie un message pour lui indiquer l’endroit. Je m’éloigne de l’entrée, histoire de choisir une table qui ne sera pas assaillie par une vague de froid dès que quelqu’un osera passer la porte.
Assis à une table carrée au fond de la salle, je pose mon manteau sur le dossier de ma chaise et mon sac au sol à côté de moi avant de retirer mon bonnet un peu humide à cause de la neige. La chaleur des lieux me fait un bien fou et je vois ma boisson chaude arriver avec une certaine satisfaction. Je parcours rapidement la carte, le choix ne sera pas bien difficile je pense ; je n’ai pas particulièrement faim. Relevant la tête régulièrement, je finis par voir Heidi à l’entrée et lui sourit sincèrement alors qu’elle s’approche.

« Salut ! » Dis-je avec plus de réserve qu’elle, mais probablement moins d’entrain.

Comme d’habitude depuis quelques jours, je fais attention à ce que mes manches dépassent un peu sur mes mains. La cicatrice le long de mon bras droit, souvenir d’un Halloween mouvementé, est encore bien là malgré le fait que la blessure soit déjà complètement refermée. Je n’aimerais pas qu’elle la remarque – ou pire, qu’elle me demande comment je me suis fait ça. Elle se débarrasse de ses affaires rapidement et me demande comment s’est passé ma matinée, heureusement. A vrai dire, c'est assez étrange mais c'est l'une des seules personnes avec qui je parle encore norvégien ici.

« Mh, ça va. J’ai commencé tard. » Je lui réponds sobrement, sans avoir envie de vraiment m’étaler sur le sujet. « Et toi, ça s’est bien passé les cours ? »

Ses yeux rivés sur la carte, elle cherche sûrement ce qu’elle va manger ce midi. De mon côté, j’ai eu le temps de trouver mon bonheur en l’attendant et je serre la tasse de thé qu’on m’a servie plus tôt entre mes doigts pour me réchauffer.

|	God appetitt ; ft. Heidi

— Toujours souriante, elle me parle de sa journée et je suis plutôt content pour elle qu’elle n’ait que des TD ; si ça avait été moi, j’aurais eu du mal à suivre des heures de cours magistraux en droit. Surtout maintenant qu’il fait froid et que les nuits sont plus longues. La serveuse s’approche et je commande juste après Heidi – rien de fou, juste un plat de légumes divers. On ne peut pas dire que j’aime particulièrement la nourriture qui tient au corps ou les fast food, même si une fois de temps en temps ça ne fait pas de mal.

Relevant les yeux vers elle, j’ai un moment d’absence quand elle me demande de mes nouvelles. Voyons voir… J’ai failli m’arracher un bras en escaladant un grillage pendant que la police me courait après, j’ai fait la connaissance d’une harceleuse coréenne – qui, je dois le noter, a quand même un talent pour la photographie – quoi d’autre… Ah oui, j’ai failli me faire surprendre au lit avec mon amant par son meilleur ami, que je croyais être son petit-ami. Et j’ai fait la connaissance de l’ex de mon amant, qui veut vraisemblablement ma mort, lente et douloureuse. Cette semaine était plutôt tranquille par rapport aux dernières donc. J’esquisse un sourire un peu gêné et recommence à piquer dans mon assiette comme si rien de particulier ne m’était passé par la tête.

« Oh pas grand-chose, tu sais. J’ai pas une vie très palpitante. » Je hausse les épaules en espérant que mon mensonge soit moins évident que ceux que je sers habituellement. « J’ai surtout bossé, la routine quoi. »

Un peu honteux, je préfère me concentrer sur ma nourriture pour le moment. Je ne peux pas décemment lui raconter tout ça ; non seulement elle ne mérite pas d’être mêlée à mes problèmes personnels, mais en plus elle prendrait sûrement ses jambes à son cou si elle savait ne serait-ce qu’un dixième de ce que je suis réellement. Bizarrement, j’apprécie suffisamment sa présence pour ne pas la fuir, mais je ne peux rien lui dire de tout ça pour mille et un prétextes. Alors, il y a toujours cette espèce de froide distance qui s’installe dès que je rencontre quelqu’un, même si je la considérerais presque comme une amie. Est-ce que la solution c’est vraiment de lui mentir droit dans les yeux ? Je ne sais pas, je n’en vois pas vraiment d’autres si je veux la garder près de moi. Mais est-ce vraiment un mensonge si j’omets juste de lui parler de tout ça ? C’est discutable, j’imagine.
Soudain, un détail qui m’était sorti de la tête me repasse par la tête. A quelques mensonges près, la vérité fait presque du bien à dire. Je ne sais même pas si je lui ai déjà dit que je faisais du hockey sur glace dans le club de Bergen, mais j’imagine que c’est une information qui peut éventuellement l’intéresser puisqu’elle y habitait. On ne peut pas dire que ça soit au même niveau auquel j’avais l’habitude de jouer à Oslo, mais ça fait du bien de pouvoir continuer le sport sans se prendre la tête.

« Ah si, j’ai un match à Bergen ce week-end. » Je laisse échapper un petit rire sincère avant de boire une gorgée de mon thé encore chaud. « Mais sans vouloir porter malheur, je suis pas certain qu’on gagne. Et toi, des choses de prévues ? »

|	God appetitt ; ft. Heidi

— Essayant de cacher mon soulagement quand elle ne semble pas remarquer mon énorme mensonge de plus, je change vite de sujet et heureusement pour moi, ça l’intéresse aussi. J’esquisse un sourire en coin quand elle essaye de deviner le sport que je pratique. Alors, je ne lui avais pas dit. Je ne suis pas certain que je l’ai dit à quelqu’un ici – à part Paco, et la squatteuse de console qui a du remarquer les patins dans un coin de ma chambre. Ravi de pouvoir m’étendre sur quelque chose où je ne risque pas grand-chose, je la suis dans ses propositions.

« Non, je suis pas assez grand pour faire du basket même si je voulais et le foot… Uh. » Je hausse les épaules avec une fausse grimace sur le visage. « C’est pas tout à fait le sport national, mais c’est pas rare non plus. »

Faisant de mon mieux pour rester vague histoire de ne pas lui rendre la tâche trop facile, j’écoute ses tentatives avec un air un peu amusé. Je me demande ce qu’elle fait, elle. Comme sport, ou comme activité. A l’image de ce qu’elle fait maintenant, j’essaye de deviner silencieusement. Mes yeux se posent sur elle, sans que je ne puisse repérer de détail qui trahirait quelque chose. Je ne l’imagine pas vraiment en train de faire du sport, alors pourquoi pas quelque chose d’artistique ? Ou alors, une passion pour les séries et le cinéma. Je ne sais pas trop. Peut-être que je devrais lui demander directement une fois qu’elle aura deviné. Je vois bien qu’elle tente de contrebalancer mon pessimisme, alors je nuance un peu mes propos.

« Bah, on fera de notre mieux mais je garantis rien. » En faire trop sans que ça soit jamais assez, c’est ma spécialité ; alors je ne parierai pas sur notre victoire malgré son enthousiasme.

Relevant la tête après lui avoir retourné la question, je la regarde avec un étonnement non feint avant de pousser un soupir amusé. C’est la période pour les chatons, j’ai l’impression. Je suis un peu curieux, si ça se trouve, on a tous les deux failli adopter celui de l’autre sans le savoir. Même si, en étant tout à fait honnête, je n’étais pas vraiment au refuge pour adopter si vite quand j’y suis allé. Le courant est juste passé, je n’allais pas l’abandonner alors qu’on semblait déjà bien s’entendre, Bali et moi. Concours de circonstances plus qu’autre chose.

« Ah, toi aussi ? » Dis-je en gardant mon sourire attendri. « Il s’appelle comment ? »

Dans une ambiance toute différente, elle m’annonce avoir revu une ancienne amie. Un peu étonné qu’elle ne semble pas plus enjouée ou nostalgique que ça, je l’aurais imaginée du genre à tout me dire sur elle mais elle garde le silence. Conscient que ce ne sont pas vraiment mes affaires, je réfléchis un instant. Ça fait suffisamment longtemps qu’on traîne ensemble pour qu’elle ne dise plus de choses par réflexe ou par timidité sans vraiment vouloir s’étendre, non ? Je suppose qu’elle doit attendre que je rebondisse dessus, alors je tente ma chance malgré les nombreuses fois où je suis resté muet face aux perches peut-être un peu trop personnelles qu’elle a pu commencer à me tendre.

« On dirait que ça a pas l’air de faire plaisir. » L’air de rien et le ton neutre, je l’observe du coin de l’œil pour m’assurer que je ne fais pas fausse route. « Ça s’est pas bien passé ? »

La discussion dérive sur ses projets du week-end, et elle pouffe en m’annonçant ses plans. C’est vrai, c’est plutôt une perspective agréable – réviser avec son chat. Je lui souris en me reculant pour laisser le serveur déposer les plats sur la table.

« Merci, toi aussi. » La fourchette en main, je m’apprête à commencer mon repas mais ajoute une dernière anecdote à la conversation avec un air faussement agacé. « J’ai eu tellement peur quand j’ai ramené le mien, je croyais que les animaux étaient interdits à la résidence. »

|	God appetitt ; ft. Heidi

— La devinette semble la faire réellement réfléchir, alors je me prends au jeu et la laisse un peu chercher. Je hoche la tête négativement quand elle parle de ski ; c’était bien vu mais ce n’est toujours pas ça. Finalement, elle doit regarder son assiette pour réussir à se concentrer. C’est peut-être parfaitement inapproprié de ma part, mais j’ai l’impression d’être de retour au moment où Paco et moi on a fait connaissance – sauf que là les rôles sont inversés. J’espère quand même ne pas la déstabiliser autant que j’ai pu l’être avec lui. Je souris presque tendrement à son jeu de mot un peu nul mais pourtant mignon. « Tu brûles carrément, en fait. » Je marque une pause comme pour fausser un suspens inexistant avant la grande révélation. « Je fais du hockey sur glace. Enfin, du patin aussi forcément, mais pas du patinage artistique. Je crois pas que je serais très élégant avec un costume à paillettes, de toute façon. » Une grimace perplexe sur le visage, je m’imagine virevolter dans les airs avec une grâce qui me fait souvent défaut dans les mots. Non vraiment, ça ne me va pas du tout. Je manque de finesse, de délicatesse – peut-être aussi d’une sensibilité certaine. « Mais j’avoue que le coup des chiens de traîneau, c’est quand même assez cool. » J’affiche un air presque impressionné en la regardant avant de reporter mon attention vers mon verre.
La discussion dérive vers nos animaux de compagnie, récentes adoptions compulsives. J’esquisse un sourire en coin à sa proposition d’amitié entre nos chatons. Honnêtement, vu comment le mien est bête – mais adorable – il pourrait même s’entendre avec une chèvre alors pourquoi pas. « Bali. J’imagine que tu l’as aussi adopté au refuge, alors peut-être qu’ils se connaissent déjà. » Finalement, je camoufle un petit rire derrière ma main quand elle sort son téléphone pour me montrer une photo du sien. On croirait presque une réunion entre petits vieux pour parler de nos petits-enfants respectifs. Je hoche la tête, elle a bien raison de s’extasier ; il est vraiment beau et il a l’air doux. Je fais un peu la moue et écarte légèrement les mains pour mimer la taille énorme de mon chaton avec sa couche de poils impressionnante. « Le mien est plutôt… comme ça. » Puisqu’on en est là, je finis par sortir aussi mon téléphone pour lui montrer l’unique photo que j’ai prise pour lui déclarer ma flamme sur Instagram. On ne peut pas vraiment dire que je m’en serve beaucoup, alors forcément je n’en ai pas énormément. Mais le courant passe entre nous et malgré tous ses poils blancs sur mes vêtements noirs, je ne l’échangerais pour rien au monde.

Elle n’a vraiment pas l’air ravie de m’en parler, mais en même temps, je ne crois pas qu’elle se force non plus. Si j’avais été meilleur avec les gens, j’aurais peut-être mieux décrypté les indices me criant d’abandonner tout de suite la conversation sur ce sujet là. Mais non, il a fallu que je me jette à pieds joints dedans. Son sourire d’il y a quelques instants n’est plus qu’un souvenir flou, elle me répond suffisamment vaguement pour que je comprenne qu’il y a beaucoup plus que ce qu’elle me dit maintenant. Je hausse un peu un sourcil, décontenancé. « Non, pas vraiment. J’ai jamais trop gardé contact avec les gens alors j’ai assez peu d’amis de longue date. » Je pince doucement les lèvres en réalisant l’empathie qui me manque et l’insensibilité de ma réponse. Elle attendait sûrement un conseil, du soutien ou quelque chose comme ça. Je la regarde sans trop savoir quoi dire, l’air probablement plus ahuri que prévu. Essayant de reprendre une contenance pour rattraper la situation, je me racle la gorge avant d’essayer quelque chose. « Euh… Bah tu devrais peut-être lui parler directement, comme ça tu serais débarrassée. Pour passer à autre chose quoi. » Faites ce que je dis, pas ce que je fais ? J’ai du mal à croire que je viens de lui dire ça alors que je fuis les problèmes à la moindre occasion au lieu de les régler. Du genre à fermer les yeux pour ne plus voir ce dont je n’ai pas envie d’être conscient, je suis vraiment mal placé pour avoir cette conversation avec elle. Et puis quoi, ça veut dire qu’on est proche ? Est-ce qu’une fois qu’elle m’en aura dit plus, elle voudra que je lui parle de ma vie aussi ? Je suis mal à l’aise et je regrette profondément cette situation qui m’enserre déjà le cou ; le regard fuyant, j’accueille avec plaisir mon plat qui arrive enfin pour me sauver la mise.
Les chats comme bouée pour la conversation, je lui explique que j’ai cru un moment que les animaux étaient interdit dans la résidence. Heureusement, l'atmosphère se détend quand elle se met à pouffer et je lui adresse un petit sourire résigné. « C’est pas très loin de ce qu’il s’est passé. » On aurait pu m’appeler Sven Bond et ça aurait été assez proche de la réalité. Il m’a fallu quelques jours pour me décider à vérifier le règlement des chambres et être profondément soulagé. Ça aurait été compliqué de ramener de la nourriture pour lui régulièrement et pour m'occuper la litière, de toute façon. « Mais bon, je crois avoir entendu un crapaud ou une grenouille en marchant dans le couloir l’autre jour alors… au fond, je suis assez classique avec mon chat. » Je lève les yeux au ciel, faussement agacé. Autant un chat ou un chien… un lapin, à la limite. Mais un crapaud ? Il y a vraiment des gens qui veulent pousser les règles au maximum.

|	God appetitt ; ft. Heidi

— Son sourire victorieux s’affiche une fois qu’elle a trouvé, et je note son amusement quant à la possibilité que j’aurais pu me trémousser en costume pailleté sur la glace. Malgré moi, je ne peux pas m’empêcher d’être soulagé qu’elle me souhaite seulement bonne chance sans proposer de venir faire la supporter dans les gradins ou quelque chose comme ça. Déjà, le public m’ennuie la plupart du temps alors que ce ne sont que des parents, des proches ou des petits fans qui ont du temps à perdre, mais en plus ça me gênerait profondément qu’elle me voit en action – pas qu’elle, d’ailleurs. « Merci. Ouais, je ferai de mon mieux. » Je conclus avec un demi-sourire, même si je reste persuadé qu’il faudra mettre les bouchées doubles pour gagner.
C’est bizarre de penser qu’on a tous les deux adopté un chaton au même endroit et presque au même moment, c’est une sacré coïncidence. Ce serait mignon qu’ils se connaissent, c’est vrai, mais je me vois mal transporter mon fauve en herbe jusqu’à la rive droite juste pour vérifier que c’est le cas. Il a déjà du mal à passer de mon lit à mon bureau sans faire une sieste au milieu de la pièce et une escale à la gamelle entre temps. Je souris doucement à la photo de son chat, c’est rassurant de voir que je ne suis pas le seul à être instantanément devenu un papa poule quand il est rentré dans ma vie. « Au début, j’avais même pas l’intention d’adopter. Je suis allé au refuge juste pour jeter un coup d’oeil. » Je renifle un peu avec un air amusé, une grimace faussement agacée sur le visage, et admets sans mal un terrible moment de faiblesse. « Comme tu le vois, il est plutôt doué pour faire les yeux doux. » Résigné, je lui souris à nouveau. Maintenant, je ne me vois plus vraiment rentrer dans ma chambre universitaire sans le voir étalé paresseusement quelque part.

Et pendant que nos plats prennent enfin place sur la table, elle m’évoque une histoire avec une ancienne amie. Je ne sais ni ce que je suis supposé en penser, ni ce que je suis sensé lui dire. A vrai dire, une telle situation ne m’est jamais arrivée, je n’ai jamais été très bon pour garder le contact ou simplement me faire des amis durablement. Alors, je ne peux pas vraiment imaginer ce qu’elles ont traversé – surtout avec le peu de détails qu’elle me donne. Mais ça ne me regarde pas, ça serait déplacé d’en demander plus même si elle a l’air de délier sa langue soudainement. Peut-être qu’elle veut en parler, et qu’elle attend que je pose des questions pour s’exprimer, par politesse ou quelque chose comme ça. Impossible d’en être certain, donc je m’en tiens aux conseils génériques qui pourraient s’appliquer à tout et n’importe quoi – un vrai horoscope ambulant. Elle sourit en me donnant vaguement raison, mais je sens bien tout le poids de la situation sur ses épaules et dans les traits de son visage pâle. « Bah… je disais ça comme ça. » Je hausse les épaules à mon tour, comme pour me dédouaner d’une potentielle responsabilité dans leur probable prochaine confrontation. « T’es obligée de rien, si tu peux vivre comme ça et passer à autre chose sans lui parler c’est tout aussi bien. » Ah voilà, le grand esprit du lâche qui ne faillit jamais à se montrer. Mais c’est vrai, je le pense. A quoi bon s’engager sur un chemin qu'on saura long, douloureux et difficile, quand on peut simplement s’y accommoder et continuer sa vie – en s’épargnant au passage des crises de larmes, d’incompréhension et des âmes brisées en guise de dommages collatéraux.
Et pendant qu’on mange tous les deux, la discussion revire sur un sujet plus léger. Ce n’est pas pour me déplaire, on ne peut pas dire que je sois ni la meilleure épaule sur laquelle pleurer, ni le meilleur conseiller. Surtout pour ce genre de choses. Elle semble surprise de ma révélation sur les grenouilles dans le bâtiment de la résidence où je loge, et j’esquisse un petit rictus. « Ouais… je sais pas à qui c’est, mais c’est quand même une drôle d’idée. Je crois pas que ça soit… affectueux, une grenouille. Je pense que moi, j’aurais juste envie de la relâcher près d’un lac et de l’oublier plus que de m’en occuper. » J’ai un soupir amusé, entre ça et l’image qu’elle me donne de la bestiole, vraiment ça ne me fait pas envie. Je préfère de loin le pelage épais et doux de Bali plutôt que la peau visqueuse et collante d’une grenouille – aussi bien dressée soit-elle, ça ne sera jamais mignon pour moi.

|	God appetitt ; ft. Heidi

— En la regardant réfléchir sérieusement à ce que je viens de balancer sans trop y penser, j’ai un peu de peine pour elle. On peut dire qu’elle est vraiment mal tombée si elle voulait une oreille à qui se confier et une épaule sur laquelle pleurer. Profondément embarrassé par son sourire désolé, je détourne un peu les yeux sans savoir quoi dire. Le ton incertain et l’air gêné, j’essaye de rattraper les choses comme je peux. « Désolé, c’est pas l’impression que je voulais donner. » Je passe une main dans mes cheveux comme pour reprendre une contenance avant d’essayer quelque chose pour combler ce besoin soudain de me justifier. « Je suis pas très bon pour ce genre de choses. » A mon tour d’avoir l’air abattu quand elle recommence à s’occuper les mains avec sa fourchette, je fais vraiment un terrible ami.
Sans savoir quoi lui dire, je reste là à l’observer pendant un long moment de silence qui commence à durer entre nous. Et puis, elle finit par reprendre la conversation sur le même sujet qui semble pourtant lui faire du mal. Si ça avait été moi, j’aurais enterré les choses et refusé d’en parler à qui que ce soit jusqu’à ce que tout le monde oublie qu’il se soit un jour passé quelque chose. Alors quelque part, j’admire un peu sa ténacité sans la comprendre. J’imagine que pour qu’elle en vienne à parler de ça avec moi, c’est que ça lui pèse vraiment sur la conscience. Je me surprends presque à me demander ce qui a bien pu se passer entre elles deux ; Heidi est une fille plutôt sympathique avec tout le monde, je la vois mal faire une crasse à quelqu’un intentionnellement. Je crois que ça me fait un peu de peine, de la voir en rire. Parce que même si elle le prend sur le ton de l’humour avec son histoire de décennie, je ne peux pas m’empêcher de me dire que c’est une façade pour tenir face à quelque chose qui l’affecte plus qu’elle n’aimerait l’admettre. Mais je m’avance sûrement, si ça se trouve, ce n’est même pas si grave. « Qu’est-ce qu’il s’est passé, en fait ? » Je fronce un peu les sourcils en me concentrant sur mon assiette ; c’est sorti tout seul pendant que j’étais en train d’y réfléchir, bonjour la subtilité et la curiosité malsaine. Et franchement, vu tout ce qui m’est tombé dessus ces derniers mois et ce qui m’attend probablement prochainement, je crois que je suis mal placé pour juger. Le regard fuyant, j’espère juste ne pas avoir fait la bourde de trop ; parce que soit elle va m’envoyer chier et je l’aurais bien cherché, soit elle va me répondre sincèrement et je ne suis pas certain de pouvoir encaisser la réponse sans avoir peur que ça nous rapproche d’une façon ou d’une autre.

Heureusement, elle semble se détendre quand on repart sur les animaux, et ce n’est pas plus mal. « Je suis… pas sûr que ça marche comme ça. » Je laisse échapper un soupir amusé et essaye de retenir un sourire moqueur avant de reprendre une bouchée de mon repas. « Mais j’imagine que la personne qui en a une doit avoir un manuel… J’espère en tout cas, j’ai moyennement envie de me retrouver avec une grenouille rebelle en vadrouille dans les couloirs de la résidence. » L’air songeur, je plisse un peu les yeux comme si j’étais vraiment en train d’y réfléchir. Si ça arrive, c’est clair que je ne courrais pas après pour la rattraper, son propriétaire se débrouillera sans moi. Il faudra que je pense à verrouiller la porte d’ailleurs, sinon Bali pourrait avoir d’étranges idées en prenant exemple sur les mauvais élèves.

|	God appetitt ; ft. Heidi

— On dirait que je l’ai perturbée avec ma question. Ce n’est pas étonnant, j’ai demandé ça l’air de rien, moi. Je n’avais pas vraiment l’intention d’en savoir plus ou de m’engager dans quelque chose comme ça. Elle semble jauger les choses, réfléchir à la meilleure façon de me faire part de ce qu’il s’est passé. Une vague d’inquiétude me traverse ; alors, elle va vraiment me balancer quelque chose de sérieux là maintenant tout de suite, entre deux bouchées de salade ? Je suis pas prêt pour ça, je ne saurais même pas quoi lui répondre tant je ne sais pas à quoi m’attendre.
Je m’apprête à l’arrêter pour limiter le carnage avant qu’il ne commence, mais c’est trop tard. La bouche entrouverte, je la referme bien vite alors qu’elle commence son récit. L’expression sur son visage trahit ses doutes et son appréhension, tandis que je reste stoïque face à mon assiette. La relation qu’elle me décrit m’a l’air bien loin d’être équilibrée, il faut être sacrément naïf pour se laisser embarquer dans ce genre de plan par quelqu’un de plus vieux et rester persuadé que tout finira pour le mieux. Je sais que je ne suis pas l’exemple type du gars qui a profité de sa jeunesse ou qui a toujours tout bien fait, mais à mon avis ça commençait déjà mal pour elle. J’essaye de me retenir de tout commentaire, elle n’a pas l’air d’avoir envie d’en entendre de toute façon.
Les yeux posés sur elle avec un air doucement perplexe, j’ai vraiment peur de ce qu’elle va me dire. Elle a l’air de se débattre avec ses pensées et ses souvenirs, malgré son sourire et ses joues rougies par les émotions. Et là, elle m’annonce carrément qu’elle est tombée enceinte. Les yeux un peu écarquillés, je détourne le regard quand elle reste figée face à son plat comme si elle n’osait pas vérifier ma réaction. Je crois qu’elle fait bien, parce que franchement, à part lui dire que c’était carrément irresponsable de sa part de faire confiance à quelqu’un au point d’en arriver là si jeune, je ne sais pas quoi faire ni penser.
Sans trop de mal, je suppose avec justesse qu’elle ne l’a pas gardé. J’entends sa voix vaciller et je sens mon visage se fermer de plus en plus à mesure qu’elle se dévoile. Je ne l’imaginais pas comme ça. Je sais que le féminisme, c’est d’accepter toutes les femmes peu importe ce qu’elles font de leurs vies, mais là ça me dépasse. Bien entendu, et heureusement, qu’on l’a influencée pour qu’elle ne garde pas le gosse. Qu’est-ce qu’elle aurait fait, avec un enfant à quinze ans ? Les sourcils froncés, je commence malgré moi à comprendre pourquoi sa copine est partie après ça. Peut-être qu’elle non plus, elle ne s’imaginait pas avoir à faire avec ça. Comment on peut en arriver là aussi vite ? C’est stupide.
Toujours silencieux, l’air plus renfrogné que jamais, je la regarde conclure son histoire avec un pâle sourire alors que je ne me déride pas. Qu’est-ce que je suis censé dire, là ? C’est sûr qu’avec un passif comme ça, mes recommandations de tout à l’heure sur la situation ont du passer pour des blagues ridicules. Je ne comprends même pas pourquoi elle m’a dit ça, elle n’avait pas à répondre – juste à m’envoyer chier. C’était trop compliqué pour elle ? Ou alors, c’était à moi de rester à ma place. C’est vrai, je n’aurais jamais du lui poser la question. C’était bête de ma part. C’est juste une pote, je n’ai vraiment aucun intérêt à savoir sa vie dans les moindres détails, surtout si elle s’attend à ce que je fasse la même chose en retour. Je ne peux pas me permettre de la laisser voir ce qu’il y a à l’intérieur de moi. Elle risquerait d’être terriblement désenchantée.
Alors quoi, autant qu’elle soit déçue maintenant ? Ce sera plus facile de se détacher de moi si on a jamais été proche. Je ne sais pas à quoi elle s’attendait, bien sûr que ça a changé l’image que j’ai d’elle. Je n’ai pas envie d’avoir à penser à ça dès que je la vois, ni d’avoir le réflexe de la protéger ou de la ménager à chaque fois qu’on va déjeuner ensemble. Je n’ai définitivement pas besoin de m’encombrer de ce genre de relations, pas maintenant. Elle me regarde, avec ses yeux pleins d’une douceur timide, comme si elle s’attendait à du soutien ou à de l’empathie de ma part. Ma mâchoire se crispe quand elle m’assure qu’elle a changé, qu’elle n’est plus comme avant. Mais qu’est-ce que je peux faire à part espérer qu’elle ne cherche pas plus loin.
Il y a un très long silence, je suis pas certain qu’elle ait fini de parler et je dois de toute façon prendre une très longue inspiration avant de pouvoir dire quoi que ce soit. Réalisant soudainement que j’ai cessé de manger pendant qu’elle racontait son histoire, je détends ma main sur la fourchette et prend une bouchée de mon plat comme pour afficher un faux détachement. Hochant légèrement la tête de gauche à droite, j'essaye de mettre de la distance entre nous. « C’est pas mes affaires. Désolé mais en fait, j’ai juste demandé par politesse. » Le regard froid et inquisiteur, je lève un peu le nez de mon assiette pour donner du poids à ma désinvolture. Et je me remets à manger comme si elle n'avait rien dit.

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— Ce n’est pas difficile de se rendre compte combien elle a souffert de me dire tout ça. Elle n’aurait pas du, ça lui aurait économisé du temps et de l’énergie, vraiment. J’ai été bête de poser la question, c’était évident qu’elle n’allait pas m’envoyer chier. J’essaye de garder la face, de rester stoïque. Pas la peine d’avoir l’air plus méchant que nécessaire, ni plus empathique que prévu. Je suppose que je devrais être touché qu’elle se soit sentie suffisamment en confiance et à l’aise avec moi pour me parler, mais au lieu de ça, il n’y a que de la peur et l’envie de fuir très loin qui me dévorent de l’intérieur.
Alors, elle relève enfin la tête vers moi, le regard plein d’une incompréhension qui m’aurait presque fait chavirer. Je fais de mon mieux pour ne pas la regarder dans les yeux, il serait si facile pour elle de déceler les failles dans mon attitude, de me percer à jour et de retourner ça contre moi. Mais non, elle y croit vraiment – et c’est bien pour moi. Son rire jaune résonne comme s’il était distordu jusqu’à mes oreilles, elle ne sait plus où regarder et cherche visiblement comment réagir à ce que je viens de lui dire. Je n’aurais jamais du l’approcher, ni la laisser s’approcher ; c’était une terrible erreur de ma part d’essayer de me faire une amie. « T’en fais pas, je vais pas le crier sur tous les toits. Ça me regarde juste pas. » Je détourne les yeux vers mon assiette, soucieux de garder le ton froid et détaché que j’essaye de prouver. Elle a l’air secouée, je m’en veux un peu – je sais que tout ça, c’est quand même principalement ma faute. J’aurais du mettre des barrières plus tôt, ou la voir moins. Ou ne pas la voir du tout. Je garde la tête hors de l’eau, il n’est pas question de se laisser envahir par les regrets ou les sentiments.
Mais soudain, elle repousse brutalement son assiette et se lève, les yeux plein d’une colère que je ne lui connais pas. Effacée la douceur et la gentillesse, est-ce qu’elle va me faire une scène ici et maintenant ? Je m’arrête de manger pour la regarder, mais j’ai peur de faillir si je me prends ses mots de plein fouet. Je soupire un peu, je sens qu’elle a encore des choses à dire et je n’ai vraiment pas envie de les entendre. J’attends son ressentiment comme un coup de poing, mais il ne vient jamais ; elle abandonne juste avec une conclusion qui ne me surprend pas. Je hoche légèrement la tête avec un sourcil levé, plein d’un dédain qui ne lui est même pas destiné. Je ne peux pas lui donner tort : c’était effectivement la pire idée que j’aie eue depuis longtemps, vouloir me rapprocher de quelqu’un comme ça.
Elle s’en va sans un regard en arrière, et je reste seul avec nos deux assiettes. L’appétit me manque, tout mon plat me semble fade et amer ; doucement, je l’imite avec un temps de retard et repousse mon assiette un peu plus loin. J’imagine que maintenant, il va falloir que je fasse sans elle. Il y a un moment de flottement où, le regard perdu dans le vide, j’ai le cœur douloureux. Mais mon visage n’en trahit rien, et je dépose sur la table assez de couronnes pour les deux repas avant de partir, moi aussi.