It's tearing up my heart (Sól)

|	it's tearing up my heart ; ft. Heidi

— Invitée pour une soirée au Moro Center, voilà une proposition qu’elle a eu du mal à refuser. Il y a eu des hauts, des bas, beaucoup de remue-ménage ces derniers temps. Pourquoi s’empêcher de profiter un peu ? Elle n’y a pas souvent mis les pieds, parfois trop occupée ou juste ailleurs. C’est l’occasion. Le groupe avec lequel elle s’engouffre dans le bâtiment va directement s’installer près d’une piste de bowling quand elle leur annonce qu’elle s’occupe de lancer la partie et commander à boire. Ils la quittent joyeusement, sans interrompre leur conversation animée.
Mais plus elle s’approche du comptoir, plus la silhouette familière qui se détache assombrit son visage. Évidemment, il fallait qu’Heidi travaille ici. Elle laisse échapper un petit soupir, à moitié agacé et à moitié résigné. Après maintes et maintes discussions, avec d’autres ou elle-même, elle s’est rendue à l’évidence : il faut qu’elle mette les choses à plat. Pas forcément vite, pas forcément maintenant. Mais elle va devoir le faire un jour ou l’autre, sinon sa conscience ne sera jamais tranquille. Si ce n’est pas pour la nouvelle décennie, alors ça sera au moins pour elle. Elle ne peut pas continuer à la croiser, à faire semblant, et à essayer d’oublier tout ce qui a pu se passer entre elles autant que les conversations à vocation banales qu’elles n’arrivent pas à avoir.
Pas étonnant, mais Heidi a l’attitude agréable et souriante, enjouée. Comme son poste l’exige. Elle se renfrogne un petit peu, à peine agressée par la fausseté de tout ça à laquelle elle ne peut pourtant pas échapper. Elle aimerait l’emmener dans un endroit où elle pourra être elle-même, autant qu’elle l’est en permanence. « Hallo. » Pas même l’ombre d’un rictus ou d'une émotion sur son visage, elle se contente de la sobriété de la cliente malpolie ou suffisamment sûre d’elle pour exiger de voir un responsable. « Je vais prendre un soda s’il te plait, et de la bière pour eux. On est cinq. » Elle désigne du menton le petit groupe déjà sur les sièges non loin de là. Elle baisse légèrement les yeux en regardant les verres se remplir.
Il y a un moment de flottement silencieux malgré l’ambiance musicale ininterrompue, où elle observe le sourire professionnel que son ancienne amie affiche devant elle comme s’il était rempli d’un poison d’un genre nouveau. Ça a quelque chose de vexant, mais elle ne saurait vraiment dire pourquoi. Et même malgré tout le détachement dont elle a fait preuves ces jours-ci, il y a des choses dont on ne se sépare pas si facilement. Alors elle se lance, dans la gueule du loup – à moins qu’elle ne soit le loup qui se jette sur l’agneau. « Est-ce que ta pause est bientôt ? Il faut que je te parle. » Il n’y a pas de place pour le refus dans son attitude autoritaire, si le destin a décidé de pousser les choses alors ainsi soit-il. Sans se défaire de son air dur, elle sera capable d’attendre qu’Heidi termine son service ; parce qu’on dirait que c’est ce soir ou rien.

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— Le hasard ou le destin, peu importe. Pour elle, c’est le moment d’agir. Parce que si elle ne le fait pas maintenant, alors quand ? Il n’y aura jamais de bon moment, et elle a fini par s’en rendre compte. Alors tomber face à Heidi quand elle allait s’amuser, c’est à la fois ironique et providentiel. La soirée sera bien moins marrante que ce qu’elle a pu imaginer en partant de chez elle, mais peut-être bien plus productive – ou au moins cathartique. La serveuse reste professionnelle, alors elle fait de son mieux pour suivre la cadence malgré ses envies dévorantes de tout lui balancer en public. Mais non, elle n’est plus comme ça. Cette fois, il faut qu’elle fasse les choses bien.
Presque soulagée que son ancienne amie accepte de parler, il y a maintenant l’angoisse de savoir comment ça va se passer. Dans la douleur et les larmes, probablement. Leur relation était bien trop fusionnelle, bien trop importante, pour que tout ne se termine qu’en quelques mots polis et promesses de cordiales banalités à l’avenir. Elle aurait pu refuser, lui tenir tête et l’énerver ; mais elle ne l’a pas fait. Il y a quelque chose qui la brosse dans le sens du poil sans qu’elle ne sache vraiment quoi ni pourquoi. « D’accord, je t’attends là alors. » Le ton neutre et la tête haute, elle se prépare mentalement à l’affrontement comme une guerrière avant la bataille. Elle lui indique la porte derrière le bar et alors qu’elle s’exécute en silence, un autre serveur s’approche. Un air mauvais en sa direction, elle ne lui accorde qu’un regard plein de mépris. Il ne manquerait plus que ça, qu’un homme qu’elle ne connaît pas vienne s’immiscer dans ses affaires déjà compliquées. Heidi intervient rapidement, et sans un mot ni un regard, elle s’engouffre dans la salle.
Pendant que son ancienne amie s’occupe de servir ses compagnons de soirée, elle se charge de les prévenir par message qu’elle risque d’être un peu occupée et arrivera plus tard. Le petit mot envoyé, elle prend une longue inspiration et s’assoit sur une des chaises à disposition dans la salle de repos. Si elle avait su, elle aurait préparé quelque chose. Elle sait qu’en se lançant dans quelque chose comme ça, elle se risque à exploser ses émotions incontrôlables à la figure d’Heidi, et elle ne veut pas perdre la face comme ça. Mais elle ne savait pas que ça allait arriver aujourd'hui, alors maintenant, elle est dedans jusqu’au cou.
Et quand Heidi passe enfin la porte à son tour, elle sent cette terrible angoisse coincée dans sa gorge grossir à chaque seconde. Peut-être que ça ne sert à rien, peut-être qu’elle n’aurait pas du se lancer là-dedans. Elle respire, doucement, l’observe de loin. Et son ancienne amie ne semble pas en reste, elle voit bien ce qu’elle essaye de faire avec ses gestes excessivement lents et précis quand elle va pour se chercher une bouteille d’eau. Il n’y a plus ni musique, ni voix floues provenant des clients, et la chaleur humaine semble être restée à la porte de la pièce. Heidi l’invite à parler en premier, après tout, c’est elle qui a voulu cette confrontation alors c’est logique. Elle pince un peu les lèvres, détourne le regard. Il y a une délicatesse étrange dans sa façon de n’éviter aucun sujet fâcheux. « En fait, je voudrais te parler de ce qu’il s’est passé entre nous. » Elle ne lui laisse pas le choix de se dérober ou de faire marche arrière, les choses vont être mises à plat maintenant – pour le meilleur ou pour le pire. Mais sans s’en rendre compte, elle ne dit pas les mots directement, usant de périphrases délicates et d’euphémismes ironiques pour exprimer sa pensée furieuse. Est-ce pour se protéger elle-même ou parce qu’au fond d’elle, elle a conscience d’avoir déjà fait suffisamment de mal comme ça ? Elle déglutit difficilement, essaye de ne pas montrer son appréhension et plonge son regard agité dans le sien pour prouver ses certitudes. « A l’époque. » Pas de nombre d’années précis, Heidi sait pertinemment de quel moment elle parle. Et ces derniers temps, elle a réalisé d’elle-même que du point de vue de son ancienne amie, son comportement n’avait probablement aucun sens. « Est-ce que tu sais pourquoi j’ai agi comme j’ai pu le faire ? » Peut-être que quelqu’un lui a dit, peut-être qu’elle a fini par le deviner. C’est une facilité qu’elle s’offre, parce que si elle sait déjà, alors elle peut s’épargner cette partie là. Les excuses sont difficiles, les explications encore plus. Loin d’être irrationnelle, la sensation de trahison lui tord encore les entrailles quand elle y pense alors que tout s’est terminé il y a des années. Le regard dur posé sur elle, elle doit se concentrer pour ne pas laisser échapper d’humeur vacillante ou de lueur dangereuse dans ses yeux.

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— Sans porter plus d’attention que nécessaire à son interlocutrice, elle se concentre surtout sur elle-même. Ne pas se laisser déborder par les émotions, par les sentiments. Ne pas se laisser rattraper par la colère ou par la rancune, qui reste tenace malgré les années. Elle lui lance sa question, comme une fausse manière d’engager les négociations parce qu’il faudra bien commencer quelque part de toute façon. Importante l’air de rien, mais bien moins qu’une simple mise en bouche. Heidi y réfléchit relativement longuement, et à ce moment là, elle sait – son ancienne amie n’a définitivement pas le doigt sur la raison de son abandon.
On dirait qu’Heidi tâtonne dans ses réponses, qu’elle n’est pas certaine. Et dans les doutes portés par le moment, elle aurait pu lui jeter des mots terribles au visage – mais non. Elle se retient, elle se conserve. Elle sait que le temps guérit toutes les blessures et qu’elle ne doit pas agir comme si tout ça venait d’arriver. On le lui a si souvent répété. Mais elle ne peut rien faire contre cette colère bouillante tout au fond de son ventre, mis à part peut-être lâcher un soupir ironique quand son ancienne amie parle de honte et de réputation. Vu son attitude, c’est sur elle qu’est encore la honte. Ça aurait été n’importe qui d’autre, elle aurait essayé de compatir même si ça n’a jamais été son fort – mais pas pour Heidi, elle n’en est plus capable.
Les jambes l’une sur l’autre et les bras croisés contre sa poitrine, elle est sur la défensive et ne le cache pas. L’air presque grimaçant tant elle contient toute sa rage à l’intérieur de ses entrailles brûlantes, elle se force à garder un ton neutre quand Heidi l’invite à s’expliquer à son tour. « Parce qu’évidemment, ça ne pouvait être que ma faute. » Une remarque amère, elle détourne un peu les yeux comme pour reprendre une contenance avant de les reposer sur son interlocutrice. Les sourcils froncés et l’attitude sévère, elle essaye tant bien que mal de maîtriser sa voix qui semble prête à vaciller comme une flamme sauvage à chaque mot. « Tu m’as trahie la première, Heidi. » Elle la regarde longuement, comme pour scruter ses réactions, suffisamment pour instaurer un de ces silences dramatiques dont elle a le secret, mais pas assez pour lui laisser le temps de rebondir là dessus directement. « Cette dernière soirée, tout ça… c’était une erreur, une grossière erreur. » Hochant doucement la tête de gauche à droite, elle se résigne à voix basse, comme une confession qu’elle se ferait à elle-même.
Et puis, le ton remonte légèrement. Comme un grognement qui s’échappe de sa gorge pourtant si délicate, elle peine de plus en plus à ne pas exploser en face d’Heidi. « Je te faisais confiance, je t’ai encouragée, je t’ai montré la voie comme je pouvais. » Elle soupire, comme si elle se remémorait vraiment tous ces moments où elles ont été fusionnelles et inséparables, comme si elle n’avait pas essayé de se débarrasser de tout ça en même temps que d’elle. « Ce n’était pas tous les jours roses, et avec le recul je m’en rends bien compte. » Magnanime, elle concède ne pas avoir été parfaite constamment ; elle sait bien que son attitude de l’époque était bien plus toxique et mauvaise que maintenant, elle a grandi pour réussir à s’en détacher légèrement mais il y a des choses qui restent et cette relation déséquilibrée de dépendance mutuelle en est la preuve. « Mais t’avais pas besoin de me poignarder dans le dos comme ça ! » Elle a un mouvement brusque vers l’avant en même temps que sa voix monte, la colère qu’elle ne maîtrise plus pointe enfin le bout de son nez. Oubliée si vite sa façon de toujours parler correctement, de toujours avoir l’air digne et posée.
Il y a un moment de flottement où elle est prête à lui sauter à la gorge, mais elle finit par se décider à prendre une longue inspiration pour se caler contre le dossier de la chaise. L’air supérieur collé au visage comme une tâche impossible à enlever, elle prend le temps de la détailler un instant. « De tous les pauvres mecs qui se pavanaient à cette soirée, il a fallu que tu choisisses celui-là. » Il y a autant de mépris que d’amertume dans ces mots qu’elle lui crache au visage. Et sur le moment, elle ne se souvient même pas de ses propres révélations : Heidi ne savait pas et elle n’aurait pas pu savoir. Mais lui en vouloir reste si facile et si évident qu'il lui est difficile de résister. « Et en plus, tu me l’annonces en me disant que t’es enceinte de lui ? » Elle lâche un petit rire ironique, qui sonne à la fois affreusement faux et terriblement douloureux. Elle n’a plus une once d’affection ou d’attention à accorder à ce type, alors pourquoi est-ce que ça lui fait toujours aussi mal ? Parce que son amie, sa sœur de cœur, la personne sur qui elle comptait le plus, l’a trahie.  « Ça n’a jamais été une question de réputation ou de honte, je t’aurais soutenue dans n’importe quelle situation et tu le sais ! » Le ton recommence à monter, elle n’essaye même plus de retenir son ressentiment en elle. Elle sent son visage rougir et ses yeux picoter, mais elle est bien trop fière pour laisser Heidi voir ça. Elle hurlera dans un coussin en rentrant chez elle, elle ira faire des achats compulsifs sur internet, elle mangera l’intégralité des glaces au caramel dans son congélateur. Mais ici et maintenant, elle a la tête haute et elle ne s’autorisera pas la défaite – malgré toute la frustration qu’elle éprouve à rester. Comme un murmure, elle termine sa nébuleuse explication sans un regard pour son ancienne amie. « Mais ce que t’as fait, c’est pas quelque chose qu’on fait à une amie. »

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— Il y a la satisfaction malsaine qu’elle éprouve à voir son ancienne amie s’étouffer en entendant ses mots durs et intransigeants, mais aussi une sourde culpabilité qu’elle ne parvient pas vraiment à ignorer. Et tandis que son adversaire s’agrippe à sa bouteille comme à une bouée de sauvetage, elle jubile de pouvoir enfin laisser déferler une colère qui n’a pas faibli malgré les années. Elle s’attend à se faire interrompre, mais non. Elle peut continuer son monologue accusateur, attentive à ne jamais trop s’exposer – déjà bien trop blessée par le passé. Elle sait que la colère des femmes n’est jamais prise au sérieux, alors elle a pris cette habitude de se contenir ; mais elle était loin de se douter que ce serait si difficile face à une ancienne sœur. Heidi réagit à chacune de ses phrases comme si elle recevait un coup supplémentaire, mais elle ne s’arrête pas.
Consciente que la rancune parle à sa place, elle n’a plus envie de la mettre face à la réalité ; non, maintenant, elle a envie de blesser. Sans doute qu’elle regrettera de ne pas avoir essayé de comprendre, de ne pas avoir fait preuve de plus de compassion ou de pragmatisme. Mais pour l’heure, c’est la rage qui lui dévore le ventre jusqu’à la rendre ivre de pouvoir qui domine. « J’en sais rien, Heidi. Je sais pas. Parce que tu l’as quand même fait. » Les lèvres pincées, un sourcil levé, elle ne laisse pas de place au doute. Elle n’est pas prête à pardonner – ni Heidi, ni elle-même. « Alors qu’est-ce que je suis censée penser ? » Question rhétorique, elle appuie là où ça fait mal parce que la détresse de son ancienne amie est bien trop délicieuse pour qu’elle laisse passer cette occasion. Elle s’en mordra les doigts, mais elle ne cesse pas les attaques. Pas pour l’instant. Au fond d’elle, malgré tout ce qu’elle peut affirmer, elle est intimement convaincue que non, Heidi n’aurait pas fait ça si elle avait su. Mais comment en être certaine, comment lui faire confiance après ça ?
Si elle n’avait pas été autant obsédée par sa personne, elle aurait peut-être pu remarquer les détails. Les gestes et la voix d’Heidi devenus hésitants, gorgés d’une émotion lourde et envahissante. Mais non, elle reste persuadée qu’elle est la seule à ne pas avoir fait le deuil d’une relation qui comptait tellement à ses yeux – et qui s’est terminée de la pire des manières. Alors quand son ancienne amie affirme qu’elle ne savait pas, qu’elle essaye de se défendre comme elle peut, elle fronce les sourcils. « J’en ai parlé à personne. » Le ton dur et froid, elle concède du terrain dans cette bataille, mais elle n’est pas prête à perdre. « Mais je pensais quand même pouvoir compter sur ma meilleure amie pour remarquer ce genre de choses. » Comme si c’était évident, comme si ses sentiments auraient pu se lire sur son visage. Elle reproche des choses qui ne sont pas de sa faute, elle le sait et l’avoue à demi-mots, mais elle ne peut pas s’en empêcher. La blessure est douloureuse, la trahison encore plus. « J’imagine que je me suis lourdement trompée. » Elle détourne le regard, parce qu’elle n’en peut plus de voir Heidi au bord des larmes, parce que son coeur à elle n’est rempli que de mépris et de colère.
Un soupir ironiquement amusé s’échappe entre ses lèvres encore teintées, presque un rire jaune et incontrôlé. Elle repose les yeux sur son interlocutrice avec un dédain à peine dissimulé, preuve qu’elle n’arrive pas à se calmer. C’est pathétique. « J’en suis sûre. Mais on peut pas revenir en arrière. » Elle lève les yeux au ciel, soupire aussi. C’est comme ça, ce qui est fait est fait. Ce serait naïf de croire que si la même situation se reproduisait, les choses tourneraient différemment. Dans un petit coin de sa tête, elle garde les épreuves qu’Heidi a du traverser en étant seule, et elle se surprend à avoir l’espoir que ça aurait changé quelque chose. Il y a un moment de silence, où elles se regardent sans rien dire. Et puis, elle brise la tension avec un murmure délicat. « Moi, je t’aurais jamais fait ça. » Ce n’est pas si sûr. En réalité, si Heidi et elle avaient vraiment jeté leur dévolu sur la même personne, les chances pour que l’ancienne amie s’écrase et qu’elle obtienne ce qu’elle veut aurait été grandes. Alors non, elle n’aurait jamais été confrontée à cette situation, et elle sait pertinemment que c’est prétentieux de sa part d’oser prétendre le contraire. Mais dans l’instant, elle refuse de se laisser passer pour la méchante.

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— Un peu dépassée, elle s’abstient de tout commentaire. Plutôt dans la retenue après cet éclat de colère, elle détourne les yeux en essayant poliment de ne pas trop montrer son mépris quant aux mots de son ancienne amie. Idiote et influençable, elle n’aurait pas dit mieux. Et peut-être qu’elle en aura profité autant que le reste du monde. Mais dans un sursaut de maturité et de contrôle, elle sait qu’il vaut mieux ne pas relever ce murmure ; la rassurer en lui disant que ce n’est pas le cas serait hypocrite, et confirmer ses pensées ne serviraient à rien mis à part envenimer la situation. Pas la dernière quand il s’agit d’empirer les choses d’habitude, elle commence à comprendre qu’elles souffrent autant l’une que l’autre de cette rancune amère.
Difficile de l’entendre se rabaisser comme ça, surtout alors qu’elle sait pertinemment qu’elle n’a pas été totalement innocente dans cette volonté de passer le cap aussi vite. Tiraillée entre l’envie de lui hurler qu’elle n’aurait pas dû se laisser entraîner là-dedans à cause d’elle et le désir de plus en plus dévorant de lui chuchoter que ce n’était pas complètement de sa faute, elle se laisse consumer de l’intérieur par un brasier qui n’en finit pas de grandir. Elle ignore l’assurance que les excuses sont sincères, parce qu’elle n’en doute pas. Et c’est peut-être la chose la plus complexe à avaler dans tout ça ; Heidi est vraiment désolée, il n'y a pas de mensonge ou d'hypocrisie pour la caresser dans le sens du poil. Alors, le besoin de piétiner le cœur qu’elle a mis tant de peine à ouvrir se fait pressant, mais la culpabilité se niche dans un coin de sa tête aussi. « Non, tu n’aurais pas dû. Mais c’est arrivé quand même. » La voix froide et le regard tranchant, elle se sait intouchable et cassante comme elle devrait l’être. Que ferait-elle donc de toute cette fierté mal placée si ce n’était pour enfoncer son ancienne amie toujours plus loin ? Autant qu’Heidi admet ses erreurs, elle est incapable ne serait-ce que de déceler les siennes.
Alors que l’ancienne amie paraît déjà au bord des larmes, il y a une satisfaction malsaine qu’elle éprouve à la voir souffrir, et aussi ce petit pincement au cœur qu’elle essaye d’ignorer du mieux qu’elle peut. Comme si enfin, elle avait sous les yeux la douleur qu’elle a enduré en solitaire pendant des années. Trop obsédée par ses propres émotions pour prendre celles d’Heidi en considération, elle se complaît à la voir réaliser à quel point tout était de sa faute. Mais elle ne peut pas ignorer tout le mal qu’elle a pu faire, malgré la position de victime toute trouvée et si confortable qu’elle se donne, elle sait au fond d’elle que ce qu’elle a éprouvé n’est rien en comparaison de ce que l’ancienne amie a pu ressentir. La colère refait surface quand elle entend cette voix tremblotante et mal-assurée, une énième preuve qu’Heidi n’a pas changé. Redevenue agressive, elle lâche un soupir ironique en levant les yeux au ciel, bien loin du stoïque respect qu’elle s’est pourtant imposé lors de leur précédente rencontre. « Ça fait sept ans que c’est fini, réveille-toi. » Les sourcils froncés, elle ne détache plus ses yeux des mèches blondes et des yeux rougis en face d’elle, elle se sent bouillir à nouveau. A quoi est-ce qu’elle s’attendait en posant cette question ? C’est stupide, elle ne sait même plus ce qu’elle fait ici. Juste une visite cathartique, histoire de cracher son venin une bonne fois pour toute, de crever l’abcès pour repartir sur des mois d’évitement mutuel. Sûrement. Alors pourquoi est-ce qu’elle essaye de réparer les choses ? C’est incompréhensible. « Et arranger ça… Je ne sais pas. » Elle prend une longue inspiration, ferme les yeux quelques secondes comme pour retrouver un semblant de calme. Elle le sait, c’est évident ; Heidi voudrait vraiment que tout recommence entre elles. La mâchoire crispée, elle prend le temps de réfléchir avant de continuer. Après tant d’années, elle n’est pas passée à autre chose mais ce serait naïf d’espérer que tout redevienne comme avant ; peut-être même que ça n’arrivera jamais. Et construire quelque chose de nouveau avec elle… on ne peut pas effacer ce qu’il s’est passé, les bribes de rancœur et d’amertume seront toujours là quelque part. Il est rare qu’elle n’ait pas de réponse à donner, mais c’est un de ces moments ; et elle regrette que ça soit celui-ci. « Qu’est-ce qu’on pourrait être maintenant, après tout ça ? Qu’est-ce que tu veux ? » Désabusée plus que dramatique, cette fois elle laisse une ouverture à Heidi pour qu’elle puisse répondre.

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— Plus le temps passe, si lentement, moins elle sait ce qu’elle fait ici. Quel est le but de cette conversation ? Se défouler sur Heidi, lui dire ses quatre vérités et partir en claquant la porte, la laisser prostrée sur ses erreurs et ses réalisations ? Peut-être que c’était ça, au début. Maintenant, elle n’en est plus si sûre. Si ça avait toujours été la seule raison, alors elle se serait déjà levée avec ses gestes impériaux et son attitude supérieure. Mais elle reste là, les bras croisés contre sa poitrine, à fulminer en silence sur sa chaise. L’horrible sensation d’avoir encore le contrôle lui colle à la peau ; tout ce qu’elle fait, c’est mettre son ancienne amie au pied du mur et savourer sa détresse. Elle aurait tant voulu la voir se défendre, rendre les coups. Mais elle n’a pas changé. Même quand les piques froides, personnelles, s’enchaînent, Heidi encaisse juste avec si peu de dignité qu’elle semble au bord des larmes. Et enfin, elle est suffisamment agressive – peut-être un peu blasée aussi – pour la faire réagir. Comme un sursaut de fierté ou de frustration de sa part, sa voix se voile doucement d’une teinte farouche. Alors, elle relève le menton pour planter ses yeux dans les siens, la jauger. Le sous-entendu est très clair, elle sait pertinemment à quoi son ancienne amie fait référence ; elle est à la fois soulagée de voir qu’elle peut encore se battre et furieuse qu’elle ose se défendre en mettant ça sur la table. Comme si c’était sa faute, comme si c’était elle qui l’avait mise enceinte. « Je ne parlais pas de ça, et tu le sais très bien. » Elle pince les lèvres, mécontente mais plus aussi portée par la rage qu’il y a quelques minutes. Dans d’autres circonstances, avec quelqu’un d’autre, peut-être qu’elle aurait fait preuve de plus d’empathie, de plus d’altruisme. Ça n’a jamais été son truc, mais ce passage de la vie d’une autre a au moins eu le mérite de lui ouvrir les yeux sur beaucoup de choses. Elle est consciente de ce qu’Heidi a traversé sans pouvoir l’imaginer ; elle en a fait son cauchemar personnel alors que ce n’est pas à elle que c’est arrivé. Alors comment elle, aurait-elle pu s’en remettre ? Elle plisse les yeux, une petite flamme de défi dans les pupilles. Après leur rupture, à la fois brutale et sans confrontation, elle n’a pas participé aux rumeurs ni au reste qu’elle savait aller bon train. Le supplice du silence, si facile et pourtant si douloureux, voilà à quoi elle s’est appliquée. Elle ne l’a pas enfoncée, elle l’a juste fait disparaître – peut-être que c’était pire.
Elle soupire, sans savoir où elle voudrait que cette conversation aille. Elle a posé une question à laquelle même elle n’a pas de réponse, elle sait le choix difficile s’il en est un. Piquée dans son ego quand Heidi évoque la possibilité d’être adulte, elle pince les lèvres encore une fois. Est-ce tout ce qu’elle lui inspire ? Quelqu’un d’immature ? Elle est venue, elle a enfin expliqué ses raisons – plus ou moins clairement, avec beaucoup de rage si longtemps contenue, c’est vrai. Mais cette condescendance à peine voilée ravive la blessure et achève de la vexer. Alors, elle ne serait qu’une enfant qui ne sait pas gérer ni ses émotions ni ses relations. « Donc, tu veux une hypocrisie cordiale histoire de sauver les apparences ? C’est vraiment ce que tu veux ? » Elle penche la tête un peu sur le côté, les jambes croisées de nouveau. Un sourcil levé, elle renvoie la balle avec une aisance qui ne surprend plus personne. Et puis, elle soupire et lève les yeux au ciel. « J’ai déjà essayé, ça n’a pas marché. » Les semaines passées à s’ignorer poliment à l’université, le début de cette discussion qui paraissait si banale au secrétariat ; tout lui revient en tête, tout ce qu’elle a fait pour se contenir et essayer de faire en sorte que les choses se passent, sinon bien, au moins normalement. Mais elle ne peut pas vivre comme ça, avec ce poids terrifiant et bruyant sur les épaules, qui lui rappelle tous les jours qu’elle est aussi fautive que son ancienne amie sans pouvoir se l’admettre. Sa voix se fait plus douce, un peu hésitante aussi. Elle semble presque réfléchir réellement, pour la première fois depuis le début de la conversation. « Peut-être que toi tu peux juste… accepter et passer à autre chose quand quelqu’un demande gentiment pardon. » Si gentille, si docile – mesurée, comme toujours. Ce n’est pas son cas. « Mais moi, non. » Elle ne sait même pas ce qu’elle veut. Du temps ? Elles en ont déjà eu bien assez. Des excuses ? Elle vient d’en avoir. Des preuves de sincérité ? Elle n’en a pas besoin pour savoir qu’Heidi ne ment pas. Elle ne sait pas, et elle déteste ne pas savoir. Elle est juste en colère, et ça l’énerve encore plus de ne plus avoir de raisons de l’être.

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— C’est si facile pour elle de voir qu’Heidi lutte pour ne pas pleurer, même quand ses doigts viennent essuyer rapidement des larmes qui n’ont pas encore coulé. Mais prise entre sa culpabilité et sa rancune, elle ne sent pas cette piqûre d’empathie qui fait parfois son apparition dans sa poitrine. Même quand l’ancienne amie fait rouler ses yeux pour signifier que sa réponse ne lui plaît pas, elle reste stoïque et imperturbable. Elle ne peut pas se lancer là-dedans, pas maintenant. Elle sait, elle est consciente de ce que cet événement a du engendré dans la vie d’Heidi, mais elle n’est pas là pour ça et elle détesterait devoir s’atteler à parler de ce sujet. Et même quand l’autre fait l’effort de parler du futur, de leur relation à partir de maintenant, elle nie en bloc chaque possibilité comme une dernière défense. En observant le visage aux sourcils froncés en face d’elle, elle doit se retenir de lancer une énième pique, de lever les yeux au ciel, de soupirer bruyamment pour montrer son mécontentement. Elle est fatiguée de tout ça, elle est fatiguée de faire face à tant de bonne volonté et de gentillesse qui semble si fragile. Elle en a marre de se confronter à Heidi quand celle-ci ne répond qu’à peine, elle a l’impression de se faire supplier alors qu’elle a juste besoin de temps et de distance – comme si elle n’en avait pas déjà eu suffisamment.
Elle ne savait pas quelle serait l’issue de cette conversation, seulement qu’elle devait avoir lieu un jour, maintenant c'est fait. Il faut croire que les choses sont pires qu’avant – mais au moins, il n’y a plus ni mensonges ni faux-semblants. Peut-être qu’elle est soulagée, qu’elle a un peu moins du poids qu’elle trimbale depuis si longtemps sur ses épaules, mais elle ne l’admettra pas. Heidi n’est sûrement pas aussi vraie qu’elle le prétend, elle est encore sur son lieu de travail après tout. L’ancienne amie conclut avec une pointe d’amertume impossible à ignorer, mais elle garde les lèvres scellées et le regard hautain. Bien sûr que non, ça n’était pas délibéré. Comment la si gentille Heidi aurait-elle pu ne serait-ce que penser à faire du mal ? Impossible. Elle détourne les yeux, encore plus agacée qu’avant. Elle ne regrette pas d’être venue cracher son venin ici, mais maintenant, elle est pire qu'énervée. Alors elle ne sait pas quoi faire quand l’autre se lève avec un soupir. C’est le moment de partir, peut-être qu’elle fuit ou qu’elle la pousse dehors. Elle s’imagine sans mal qu’Heidi va devoir reprendre le travail. Une main dans son sac, elle tombe sur son téléphone, guette l’heure et les messages. Rapidement, elle tape une réponse pour prévenir ses amis qu’elle a payé pour eux, mais qu’elle ne va pas rester. Il y a une urgence quelque part au fond d’elle qui lui hurle de partir d’ici pour laisser exploser sa rage qui n’a même plus de raison d’exister, mais elle force tous ses gestes à rester excessivement lents quand elle replace son smartphone à sa place. Elle prend une longue inspiration, s’efforce de ne pas laisser ce sourire ironique lui barrer le visage, de rien laisser transparaître. « Effectivement, on s’est tout dit. » Merci pour ton temps ? Bon courage pour ta soirée ? Non, rien de tout ça ; elle ne s’y abaissera pas. Elle part de la pièce en faisant claquer ses talons sur le sol, sans remettre la chaise à sa place, sans un regard à son attention.