that makes me wanna shatter everything that i've done (ft. heidi)

— Un dernier regard dans la salle, et je constate que ce coup-ci, il n’y a plus personne. Enfin, je vais pouvoir rentrer et me reposer avec mes chats et mon amoureux. J’ai insisté auprès du patron pour qu’il me laisse travailler ici même en étant blessé, histoire de pouvoir participer à la fameuse croisière cet été. Mais c’est plus compliqué que je ne l’aurais imaginé, entre la douleur et les difficultés à me déplacer – ce n’est pas de tout repos. Heureusement, il y a toujours l'autre employé à temps partiel qu’il a engagé pendant que j’étais à l’hôpital pour m’assister. Je ferme la boutique non sans manquer de faire tomber les clés plusieurs fois.
Après un long soupir, je prends la rue principale armé de mes béquilles pour rejoindre l’arrêt de bus. C’est le plus agaçant, dans tout ça – je ne peux plus me déplacer dans la ville aussi facilement qu’avant et j’ai eu la brillante idée d’habiter dans le quartier le plus loin de tout. Une fois arrivé, je me laisse tomber sur le banc et jette un œil à l’écran indiquant le temps restant avant le prochain bus. Fredelig, c’est bien, mais il n’y a pas assez de passage ou de population pour faire plus qu’un passage par heure la nuit. Il n’est pas si tard que ça, mais la plupart des gens sont déjà soit dans des bars, soit chez eux. Et je ne peux décemment pas me permettre de prendre le taxi deux fois par jour. D’un geste, je vérifie le pansement qui dépasse de mon pantalon, il est moins impressionnant que les premiers jours. Peut-être que ça sera bientôt terminé, le temps passe plus vite que je ne l’aurais cru.
Aucune notification en vue sur mon téléphone, l’ennui commence à pointer le bout de son nez. L’attention attirée par des pas non loin, je relève la tête pour reconnaître une chevelure blonde familière. Soudainement pris d’une vague de culpabilité et de doutes, je me demande si j’aurais du la tenir au courant pour mon accident ; elle sera peut-être déçue et en colère comme l’a été Paco. Je ne sais pas, c’est difficile à dire. Je me fais violence pour afficher un pâle sourire malgré mon visage probablement cerné quand elle a l’air assez proche pour le voir et agite faiblement une main en sa direction. « Hey, salut. » Je fais de mon mieux pour avoir l’air avenant, mais en réalité, c’est plutôt la gêne qui domine. Les choses se sont enchaînées si vite après ce baiser étrange, je ne sais plus où on en est elle et moi. Est-ce qu’on est toujours amis, au moins ? Ça risque d’être bizarre, maintenant que j’y pense. J’aurais peut-être du prétendre ne pas l’avoir vue et la laisser faire le premier pas vers moi.

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— Un peu soulagé quand elle finit par s’approcher et répondre à mon salut, je me dis que ce ne sera peut-être pas si terrible en fin de compte. Même si ce n’est pas difficile de voir son regard lourd sur mes béquilles et son sourire nerveux, je ne peux pas lui en vouloir – et je suis plus ou moins dans le même état. On dirait nos premières rencontres, aucun de nous deux ne savait sur quel pied danser et la gêne a toujours été un peu notre normalité. Une pointe de culpabilité me traverse quand elle me dit que c’est cool que je sois sorti. De plus en plus, je me dis que j’aurais du tenir au courant les gens à qui je tiens, au moins mon amoureux, mes amis et ma sœur. Mais je n’ai rien dit du tout, à personne sauf ma voisine – par intérêt. Avec un peu de honte, je détourne les yeux sagement pour les poser sur le sol devant moi et passe une main dans mes cheveux comme pour reprendre une contenance. « Mh, je commençais à m’ennuyer sérieusement alors je suis sorti dès que j’ai pu. » J’affiche un sourire résigné, mais je reste un peu surpris qu’elle soit au courant. Elle aurait pu me demander ce qui m’est arrivé, mais elle n’a l’air ni surprise ni ignorante quant à mon séjour à l’hôpital. Il n’y a pas trente-six solutions, il vaut mieux que je lui demande directement comment elle est au courant – sauf bien sûr si elle s’explique d’elle-même. Et c’est ce qu’elle fait, en essayant probablement de faire comme si ce n’était rien. « Aah, Paco… » Je hoche la tête doucement et lui accorde un autre sourire, plus doux. En me décalant sur le côté pour lui laisser la place de s’asseoir, je réalise qu’elle et lui ne sont pas censés être les meilleurs amis du monde ; est-ce qu’il l’aurait mis au courant parce qu’il sait que c’est quelqu'un d'important pour moi ? Non, ça me paraît étrange de sa part. « Je savais pas que vous vous connaissiez, enfin, que vous vous parliez. » L’air interrogatif, j’essaye de ne pas avoir l’air inquisiteur. On est déjà tous les deux suffisamment mal à l’aise pour que je n’en rajoute pas, j’aimerais pouvoir être un peu plus subtil quand je lui demande silencieusement comment ils en sont venus à parler de ça.

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— Est-ce que je devrais m’excuser de ne pas l’avoir tenue au courant ? Cette question tourne en boucle dans ma tête quand je lui réponds. Ça n’a pas l’air de lui poser problème, et pourtant j’ai l’impression qu’il y en a un. Un voile de doutes envahissants s’installe sur mon visage tandis qu’elle m’assure être contente que ça ne soit pas trop grave. « Ouais… rien de cassé. » Rien du tout, et pourtant les dommages sur les muscles et les tendons sont bien là. Je ne sais même pas si je pourrais patiner de nouveau un jour – alors reprendre le hockey sur glace, ça me semble tellement hors de portée. Renfrogné un instant, j’essaye de ne pas trop lui montrer ; cependant, je suis presque certain que mon ton est assez transparent.
J’oublie un peu ma frustration passagère quand elle m’annonce que c’est Paco qui lui a dit que j’avais fait un séjour à l’hôpital. A la fois perplexe et amusé, je ne sais pas vraiment comment ils en sont venus à discuter de mon cas ensemble. Je lève un sourcil quand elle me raconte – parce que je ne l’imaginais pas vraiment sur un terrain de paintball. Mais soit, après tout on ne sait pas tout l’un de l’autre, encore plus après notre période un peu bancale. Elle sourit malgré mon inquiétude latente, alors je suppose que ça ne s’est pas si mal passé que ça. Je fais de mon mieux pour que les choses soient les plus normales possibles, pour ne pas lui donner de fil à retordre. D’abord amusé, j’ai un rictus au coin des lèvres quand je repose les yeux sur elle. « Donc t’as croisé Paco par hasard, tu lui as dit que t’avais embrassé son mec. » Dit comme ça, ça paraît assez absurde. Je ne veux pas me moquer de sa sincérité, mais une tentative d’humour me semble la solution la plus facile pour ne pas retomber dans cette gêne omniprésente. « Et t’es encore en vie pour en parler. Si ça tenait qu’à moi, je dirais que c’est assez impressionnant. » Et étrangement, je n’ai aucun mal à sourire sincèrement. Peut-être que quelque part, ça me fait du bien de pouvoir parler de ça comme si… comme si ça n’avait rien de particulier, comme si je ne me cachais pas constamment, comme si Paco et moi, ça n’était pas un secret. Je peux sentir mon cœur se réchauffer un petit peu malgré la fraîcheur de la soirée et je regrette de ne pas avoir fait plus d’efforts que ça pour la garder près de moi ; ça m’avait manqué d’avoir une amie.
Brusquement, je réalise en tombant de mon petit nuage que les choses sont peut-être moins belles – moins drôles – que ce que je me suis imaginé. Je repense à la tension qu’elle a évoqué autant qu’au fait qu’elle pense qu’il ne l’aime pas. Et c’est vrai, elle n’a pas tort sur ce point là : il n’a pas à l’aimer. Mais je ne veux pas avoir la sensation de devoir choisir entre mon amoureux et mes amis, et je redoute même de me retrouver dans cette position un jour. Je sais qu’il a probablement plus été agressif avec elle par jalousie ou par suspicion que parce qu’elle représente une réelle menace pour lui ou parce qu’il ne peut pas la voir en peinture. Elle n'est clairement pas le genre de personne qu'il laisserait entrer dans son cercle rapproché, mais de là à dire qu'il ne peut pas au moins la tolérer, on en est loin. « S’il a dit quelque chose de blessant ou n’importe quoi… ne le prends pas personnellement. » Incertain, je lui adresse une petite moue crispée. Je sais à quel point Paco peut aller loin quand il est contrarié, je ne voudrais pas qu’il se passe une catastrophe pour rien alors qu’il s’agit probablement d’un simple malentendu – j’ai sûrement envoyé le mauvais signal au mauvais moment sans m’en rendre compte, et elle l’a mal compris aussi.

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— Soulagé qu’elle ne cherche pas à en savoir plus sur la blessure dont je ne saurais parler plus en détails, j’essaye de suivre la conversation qu’elle lance sans la rendre encore plus gênante. Je fais de mon mieux, mais ce n’est pas évident. Il m’est déjà si difficile de parler en temps normal, alors maintenant que mon corps est aussi blessé que mon ego, c’est mission impossible. Et quand Paco rentre dans l’équation, je lui adresse un sourire crispé. Malgré son air faussement dramatique et détaché, je me doute bien que ce n’est pas facile pour elle non plus. D’ailleurs, elle me le confirme bien vite en me parlant de la honte qu’elle a ressenti à lui parler de ça, et je ne peux que l’écouter en silence. En désespoir de cause, je tente d’excuser le comportement de mon amoureux mais ça n’est vraiment pas fameux. Je grimace quand elle m’annonce qu’il aurait pu faire pire s’ils n’avaient pas été en public – parce que malheureusement je comprends ce qu’elle veut dire par là et ça ne m’étonne qu’à moitié. Je vois bien qu’elle fait tout pour sourire, prétendre que ça ne la touche pas ; mais moi, je suis juste mal à l’aise. Hochant doucement la tête, j’approuve ses propos avec un peu de dépit. Ce n’est pas compliqué de comprendre ce qu’il se passe dans la tête de Paco quand il voit Heidi. « Je me suis dit que ce serait comme un mensonge si je lui en parlais pas et… j’avais pas envie de lui mentir. » J’ai soudainement ce besoin urgent de justifier pourquoi j’ai tout dit à mon petit-ami sans lui demander son avis. « Je… je croyais qu’il était passé à autre chose, je pensais pas qu’il serait venu t’embêter avec ça. » Et c’est vrai, on en a parlé le soir même et puis après… pas plus que ça. Je me suis dit que ça lui était sorti de la tête, que mes explications lui avaient suffit. Peut-être que c’était le cas, et que la revoir soudainement a ravivé sa jalousie et ses doutes. « Tu voudrais que je lui parle, ou un truc dans ce genre là ? » Je fais la moue, incertain et hésitant. J’ai rarement été dans cette situation – jamais, en fait. Je ne sais pas vraiment ce qu’elle veut entendre, et je ne sais pas non plus comment rassurer Paco. Parce que dans ma tête, les choses sont assez claires.
Le silence recommence à peser et elle s’agite un peu à côté de moi. Malgré la tension palpable entre nous, j’espère encore apaiser les choses. Mais ce n’est pas en posant les yeux partout sauf sur elle que ça va se faire ; il faudrait que j’arrête de la fuir, pour une fois. Sans en montrer de signes, je suis sûr d’être presque aussi nerveux qu’elle. Alors qu’elle semble vouloir dire quelque chose pendant de longues secondes, j’attends sagement qu’elle prenne la parole – il est toujours si facile de laisser les autres faire le premier pas. Et puis, sa question me prend de court. Pas tant que ça, mais suffisamment pour que je marque un temps d’arrêt. Les pensées tournent à toute vitesse dans ma tête, et je réalise brutalement que la fixer sans lui répondre ne va qu’empirer les choses. Est-ce qu’elle pense que je ne l’ai pas prévenue pour l’hôpital à cause du fait qu’elle m’a embrassée et que je lui en voudrais pour ça ? « Non, non c’est pas ça, c’est que... » Une seconde, est-ce que je ne viendrais pas de dire exactement l’inverse de ce que je pense ? Les yeux grands ouverts, j’ouvre et ferme la bouche plusieurs fois en cherchant mes mots. « Enfin si, si bien sûr qu’on est ok, c’est pas ce que je voulais dire. » Je lui adresse un sourire nerveux en passant une main moite dans mes mèches sombres. Ça commence bien. Les sourcils froncés, je me rends compte que ce qui est du passé pour moi ne l’est pas forcément pour elle. Je me force à la regarder cette fois, et déglutis difficilement avant de reprendre. « Euh, moi c’est ok. Est-ce que toi t’es ok ? » Maintenant, c’est moi qui ne sais plus où me mettre. J’enchaîne, empêtré dans tout ce que j’aimerais pouvoir lui dire et qui ne sera pourtant jamais clair. « Est-ce que j’ai… Je suis désolé si j’ai fait ou dit quelque chose qui t’as… donné des espoirs… ou juste, tu vois quoi. » Un autre de ces rires nerveux traverse la barrière de mes lèvres, je suis presque certain d’avoir déjà eu cette conversation. Mais peut-être qu’elle n’a pas été honnête avec moi – ni avec elle. Je ne sais pas, j’aimerais m’en assurer pour ne pas la blesser, encore. On dirait qu’on est encore bien loin d’être des amis comme j’aurais imaginé en avoir. Je prends une longue inspiration pour calmer le tourbillon d’émotions contradictoires qui hurle dans ma tête. « Et euh… c’est pas toi, c’est pas parce que je t’en veux que je t’ai pas dit pour l’accident. C’est pas ça, c’est juste que j’ai rien dit à personne en fait. » Détournant les yeux, cette fois c’est la honte qui me domine. Je sais que j’ai eu tort de faire ça, mais c’est toujours dur de l’admettre. De toute façon, à quoi est-ce que je pensais ? Je n’aurais jamais pu cacher ces béquilles pendant des semaines ou des mois. Il y aurait bien eu un moment où tout le monde l’aurait appris et m’aurait posé des questions. « Sauf à ma voisine. Il fallait bien que quelqu’un nourrisse mes chats et ma lapine pendant mon absence. C’est elle qui l’a dit à Paco. » Je souris, encore crispé. L’heureuse élue ne l’est que parce qu’elle était proche de chez moi. Me retrouver avec une lame en travers de la jambe tandis que mon amoureux postait une photo avec son ex a sûrement beaucoup joué dans ma décision de rester seul. La peur d’être un fardeau, mais aussi la colère, la honte et l’angoisse de ne plus jamais pouvoir reposer les pieds sur la glace, tout ça s’est cristallisé en un genre de rancœur qui a pris le dessus sur moi.

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— Il me semble que la normalité avec Heidi, c’est cette gêne palpable qui flotte partout dans l’air. Ça ne me dérange pas, plus maintenant. Au début, on croit toujours que ça va s’arranger avec le temps, mais le fait est que notre relation a été plus que mouvementée depuis qu’on s’est rencontrés alors l’état de stabilité est difficile à atteindre. Maintenant, je suis presque à l’aise avec cette tension permanente ; c’est à la fois familier et étrange de pouvoir rester fragile aux yeux de quelqu’un. Je lui adresse un sourire crispé quand elle me dit qu’il faut être honnête dans un couple. « Ah, j’imagine oui… » Je n’en sais rien, je n’ai jamais été un petit-ami modèle avec mes ex. Avec Paco, j’essaye de faire bien – de faire au mieux. C’est chaotique et douloureux la plupart du temps, mais je me réconforte en me disant que c’est la chose à faire. « Est-ce que, est-ce que c’est bizarre que je sois avec lui ? » Parce que quand elle parle de moi, de mon couple, il y a un frisson d'inconnu qui me remonte le long du dos. Je n’ai pas l’habitude de parler de mes relations amoureuses – ou autres – alors en plus avec un garçon, c’est bien la première fois. Il y a une certaine vulnérabilité dans le ton de ma voix, quand je lui pose la question, hésitant et tripotant mes doigts. Quand il s’agit de lui, j’ai toujours l’impression d’avoir quatorze ans et de tout découvrir.
Alors que je lui propose de parler à Paco pour essayer d’apaiser les choses entre eux, je remarque son changement d’expression. Je fais la moue quand elle m’explique pourquoi il ne vaut mieux pas ; elle a raison, mais je n’ai aucune idée de quoi faire pour l’aider ou au moins enlever ce poids là des épaules de mon amoureux. Hochant la tête doucement, j’écoute son raisonnement jusqu’au bout. « Mh, je comprends. » De retour à un silence un peu pesant, je ne sais décidément pas comment nous sortir tous les trois de cette situation ambiguë. Après sa question qui me provoque une confusion généralisée, je me débrouille tant bien que mal pour lui donner une réponse satisfaisante ou pour clarifier les choses – encore. Elle me l’a déjà dit, tout ça. Mais ça ne coûte rien de s’en assurer maintenant que le sujet est sur la table, non ? Au moins, avec ce temps passés ensemble, on sait tous les deux qu’on a de catastrophiques difficultés à s’exprimer et aucun ne pousse l’autre. Elle s’empresse de nier d’un mouvement de tête et je lâche un petit soupir amusé. Si je n’avais pas eu la certitude qu’elle essayait vraiment d’être honnête à ce moment là, ce geste de sa part aurait eu l’effet inverse. « T’en fais pas, je vois ce que tu veux dire. » Je lui rends son sourire, même si le mien est plus fatigué que le sien. Alors, on est tous les deux bons ? Ce n’est rien que je ne savais pas déjà – ou dont je n’étais pas déjà persuadé – mais j’ai quand même une sensation de soulagement. Peut-être qu’à présent, on pourra être de vrais amis.
Une fois que je lui ai expliqué avec une pointe de culpabilité et de honte que je n’avais prévenu presque personne de mon séjour à l’hôpital, je suis plutôt rassuré qu’elle ne m’en demande pas les raisons. J’aurais eu du mal à faire une introspection de toutes les erreurs et les échecs de ma vie, là tout de suite maintenant. Mais il faut quand même qu’elle me demande si je vais faire de la rééducation. Les yeux rivés sur ma jambe traîtresse, je prends mon temps pour répondre. Ce n’est pas comme si je lui en voulais, elle ne peut pas savoir que cette blessure me détruit encore plus de l’intérieur que de l’extérieur. Finalement, je prends une longue inspiration et repose les yeux sur elle. « Euh, ouais. Enfin il faut d’abord que j’aille faire retirer mes points de suture et que je me batte avec le médecin pour qu’il me laisse partir en vacances. » Je fais mine de froncer le nez, une petite grimace sur le visage. Hors de question de rater la croisière alors que j’ai fait des pieds et des mains pour pouvoir continuer à travailler malgré les béquilles.

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— A l’entendre parler de ça aussi facilement, on croirait presque que tout est simple. Je ne sais pas si je suis frustré qu’elle accepte la situation aussi bien – mieux que moi – ou si je suis soulagé de savoir que j’ai quelqu’un sur qui compter. En signe de nervosité, je tripote mes manches en lui adressant un sourire crispé. « C’est juste que… comme je l’ai dit à personne, j’ai pas grand monde à qui en parler. » Comme si j’avais de toute façon déjà parlé à quelqu’un de mes relations amoureuses. Mis à part avec ma sœur, vaguement, il n’y a jamais eu personne à qui j’ai eu envie ou besoin de me confier. Quand je pense à ce qu’elle me dit, j’essaye de faire un point mental sur ma relation. Je suis amoureux de lui, plus que de n’importe qui, tellement que parfois ça me fait mal – que ça me pousse à accepter ce que je ne devrais pas. « On est bien, je suis bien avec lui. » Enfin, la plupart du temps. Pour toutes les choses chez lui qui rendent ma vie meilleure, il y a aussi énormément de zones sombres entre nous que je n’arrive pas vraiment à cerner. J’espère juste au plus profond de moi que ça ne sera jamais la fois de trop, celle qu’on ne pourra pas réparer. Je suis terriblement conscient que c'est loin d'être parfait. « Mais je crois que ça commence à lui peser de pas… que j’assume pas. C’est un peu tendu, à cause de ça et d’autres trucs aussi. » J’aurais aimé que ça soit notre seul problème, mais il y a autant d’avantages que d’inconvénients à sortir avec quelqu’un d’aussi différent de moi. On ne se comprend pas toujours. Malgré tout, je pense que beaucoup de choses se régleraient naturellement si seulement j’avais le courage d’ignorer le regard des autres pour lui. « J’aimerais bien pouvoir m’en moquer aussi, de ce qu’on pense de moi. » Il est possible que je sois encore la seule personne de cette ville à continuer d’avoir peur ; de tomber sur une ancienne connaissance, sur ma famille, sur quelqu’un d’assez stupide pour aller à l’encontre des valeurs que cet endroit porte. Et que tout à coup, les choses que j’ai pu construire ici s’écroulent.
La suite de la conversation ne me réjouit pas plus que ça. J’ignore si je seras un jour assez à l’aise pour parler de cet accident, mais pour l’instant, je peux à peine regarder mes jambes sans avoir un flot incontrôlable de souvenirs du sang sur la glace. Mais je fais de mon mieux pour me reprendre rapidement, on dirait que j’ai suffisamment plombé l’ambiance pour aujourd’hui. « Ouais et puis, il y aura sûrement un médecin à bord dans le pire des cas. » J’imagine que c’est un argument à ajouter à ma liste. Je lui rends son sourire, et lève les yeux en même temps qu’elle quand le bus arrive. Déjà occupé à chercher mon ticket dans ma poche, je marque un temps d’arrêt quand elle me propose son aide. Évidemment, tout le monde me demande ça ces jours-ci ; elle ne peut pas savoir à quel point c’est agaçant qu'on soit toujours sur mon dos alors ce serait stupide de lui en vouloir pour ça malgré ma frustration. « Euh, non merci ça va aller. » Rapidement, je m’empare de mes béquilles et monte dans le bus avec quelques difficultés. Je retire le ticket d’entre mes lèvres pour le faire valider et vais m’asseoir près d’une fenêtre. J’habite plus loin qu’elle, alors autant que je n’ai pas à bouger pour qu’elle puisse descendre. Soudainement conscient que je n’ai fait que parler de moi depuis qu’on s’est rencontrés ce soir, je me rends compte que ce n’est ni très poli, ni très agréable pour elle. « Et toi, alors ? Quoi que ce soit de passionnant à raconter ? » Les yeux posés sur elle, j’ignore ce qui a bien pu se passer dans sa vie ces dernières semaines et ça fait de moi un bien piètre ami.

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— Elle a probablement raison sur beaucoup de points, malgré le fait qu’elle avoue elle-même ne pas être la mieux placée pour ça. J’aurais aimé que quelqu’un me donne toutes les réponses, mais je crois qu’elles devraient venir de moi – ou de Paco. Même si elle sourit et qu’elle a sincèrement l’air contente pour moi, je ne peux pas m’empêcher de douter. Est-ce que c’est vraiment le principal, qu’on s’aime, qu’on soit bien ensemble ? Parfois, on ne dirait pas. Il y a des jours où il n’y a que ça qui compte, et d’autres où la bulle dans laquelle on est explose douloureusement. Et c’est principalement ma faute. Heidi prend son temps pour répondre, les longs silences qui entrecoupent nos conversations me sont familiers maintenant alors j’attends patiemment qu’elle partage ses pensées. Soudainement gêné quand elle dit qu’il a vraiment l’air de m’aimer, je détourne les yeux pour cacher une rougeur naissant de la chaleur sur mes joues. Lui en parler, c’est vrai que c’est la seule solution que j’ai. « Mh, c’est pas une course. » Je répète ses mots plus doucement, et m’appuie contre l’abribus en soupirant. Quand j’y pense, on n’était pas vraiment ensemble, mais on se voit quand même depuis septembre dernier. De combien de temps ont besoin les gens pour faire leur coming out en général ? Ou au moins, être à l’aise avec leur partenaire ailleurs que chez eux ? Même si j’arrive un jour à lui tenir la main en public, je ne crois pas que j’ai très envie de faire une annonce officielle à toute la planète non plus. « J'aurais aimé que ma sœur soit là, elle sait toujours quoi faire. » Ou dans le cas contraire, elle m'aurait sûrement remonté les bretelles jusqu'à ce que la solution miracle tombe du ciel. La dernière fois que lui et moi, on a eu une discussion sérieuse, c’était compliqué. Mais ça ne s’est pas mal fini pour autant. Peut-être que ce n'est pas une si mauvaise idée.
Heureusement que la conversation ne s’attarde pas sur ma jambe, parce que c’est vraiment la dernière chose dont j’ai envie de parler. J’esquisse un sourire et finit par ricaner franchement quand Heidi s’avance sur les catastrophes des précédents événements qui pourraient se répéter. « Je sais même pas où elle trouve la force de continuer à organiser des trucs. » Haussant un sourcil admiratif, je hoche légèrement la tête. Je sais que moi, j’aurais probablement démissionné ou tout simplement arrêté – en tout cas, j’aurais été incapable de rester fidèle au poste avec autant d’ingrats dont je fais malheureusement partie.
Le bus arrive enfin, et je grimpe dedans avant de l’imiter pour vérifier mon arrêt. A vrai dire, je n’avais jamais pris les transports en commun ici depuis que je suis en ville. Les yeux un peu plus ouverts, j’ai du mal à croire que j’ai raté autant en ne faisant pas plus d’efforts que ça pour rester en contact avec elle. Un diplôme, une réconciliation ; ça en fait des choses en si peu de temps. « Félicitations alors ! » Je lui souris, heureux qu’elle puisse avoir l’air si fière. Et puis, je hoche la tête doucement à l’autre partie de sa phrase. « Ah, oui. Les choses avaient l’air d’être… compliquées, entre vous. C’est cool si ça s’arrange. » Je redeviens silencieux un instant, sans savoir quoi dire d’autre. La dernière fois qu’elle m’a parlé de ça, ça s’est très mal fini alors j’ai l’impression de devoir faire doublement attention à ce que je dis, pense et à comment je réagis. Le plus logique aurait été de lui poser la question sur ses propres amours à elle, mais vu notre situation, ça me semble assez risqué. Alors, je choisis de m’intéresser à ses études – ou plutôt à leur fin. « Donc euh… Est-ce que t’as déjà des plans, ou alors tu vas continuer à bosser au Moro Center pour l’instant ? »

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— La conversation flotte un peu, on dirait que ni elle ni moi ne savons trop quoi dire. Et quand je lui parle de ma sœur, ça n’arrange pas franchement les choses. Je hoche doucement la tête, conscient qu’elle n’a pas grand-chose d’autre à proposer sur la situation avec le peu d’informations qu’elle a. « Je sais… je devrais. C’est juste que c’est compliqué, maintenant. » Soudain, j’ai la sensation que si je veux que les choses s’arrangent vraiment entre nous, je dois faire l’effort de m’ouvrir en premier. Elle l’a fait et elle s’est pris un mur, peut-être que c’est à mon tour de me lancer maintenant. « Parce que, je… je suis ici parce que j’ai fugué. Je crois qu’elle pense que je l’ai abandonnée. » Les doigts crispés sur mes manches, j’évite de la regarder. Je ne sais pas ce qu’elle va en penser, sûrement me blâmer – et à raison, je suppose. Peut-être me trouver nul, sûrement.
L’ambiance est plus légère alors que la discussion s’oriente naturellement sur la croisière – après tout, c’est pour ça qu’on travaille tous ce mois-ci. Je ne peux qu’approuver l’idée de voir la maire incognito, en train de nous surveiller dans l’ombre ; je lâche un ricanement à cette image, ce serait décidément la meilleure solution pour elle mais aussi la meilleure façon que tout le monde fasse le plus de bêtises possibles. Elle sourit de plus belle quand je la félicite, mais c’est bien la moindre des choses. Elle est assez vague sur sa relation avec son ancienne amie, et je ne peux pas lui en vouloir pour ça. Le mieux à faire me semble juste d’approuver en silence, histoire de m’éviter de devenir un mur supplémentaire par accident.
Visiblement, elle a senti la même chose que moi, puisqu’elle enchaîne vite sur ses projets pour la rentrée. J’esquisse une petite moue compréhensive ; à sa place, j’aurais fait la même chose. On ne peut pas dire que la perspective de se lancer dans le monde du travail ait l’air très simple. « Il y a des cabinet d’avocat à Fredelig ? Ou tu vas devoir aller à Bergen ? » Je réalise un peu trop tard que je sais qu’elle fait du droit, mais pas si elle a vraiment l’intention de devenir avocate. Après tout, il y a plein de métiers autour du même secteur. Désarçonné quand elle me retourne la question, je reste comme hébété un instant avant de secouer légèrement la tête pour reprendre une contenance. « Oh, moi. Euh, je passe en deuxième année de master. Et ensuite… j’aimerais pouvoir enchaîner avec un doctorat mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Je sais pas combien de temps est-ce que je vais pouvoir rester tranquille ici. » On ne peut pas dire que j’en ai parlé à grand monde, c’est même la première à qui je dis ça. Paco est toujours évasif sur ces sujets là alors j’ai arrêté d’insister et mes parents… qui sait quand ils enverront une secrétaire pour me ramener à Oslo par la peau des fesses ? Je n’ai plus eu de contact avec eux depuis presque un an maintenant. Ce n’est pas comme si ça me manquait, mais c’est vrai que j’aurais aimé avoir quelqu’un avec qui discuter de mon avenir. Surtout maintenant que le hockey sur glace est définitivement hors du paysage.

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— Même si je me force à m’ouvrir, à lui parler, j’ai la sensation que ça ne se déroule pas exactement comme je l’aurais voulu. Il y a tellement à dire que je pourrais exploser, je pense que c’est un bon début. J’appréhende la façon dont elle va me voir, la manière dont elle va réagir. Elle a l’air surprise, mais pas choquée. Elle ne me demande pas pourquoi j’ai fait ça ; je ne sais pas si ça me soulage ou si ça m’inquiète. A chaque seconde j’ai peur de me retrouver face au mur que j’ai moi-même érigé depuis des années, c’est difficile. « Euh, à peu près un an. Un peu moins. » Et il en est arrivé, des choses, depuis que j’ai quitté Oslo. « Elle est venue ici, pour les fêtes de fin d’année, mais ça s’est pas super bien passé. » Incertain, je penche la tête sur le côté en essayant de me rappeler cette soirée pourtant mémorable. Elle a le sens du spectacle, mais ça aurait certainement mieux tourné si je n’avais pas autant bu. Heidi ne me dit rien auquel je n’ai pas déjà pensé, mais c’est autre chose de l’entendre de la voix de quelqu’un d’autre. Le ton très bas, j’ai la tête pleine de doutes. « Peut-être que c’est irréparable, j’en sais rien. » Mais ce n’est pas ce qu’elle essayait de me faire comprendre. Je hoche la tête doucement, réalisant l’évidence. « Je devrais… faire quelque chose. » N’importe quoi, ce serait mieux que cet océan de rien auquel je me raccroche depuis des mois en espérant que tout s’arrange tout seul. La vérité, c’est que rien n’ira mieux si je n’essaye pas. Brusquement, je lâche un soupir amusé en constatant la gêne peinte sur son visage. C’est vrai, elle parle beaucoup quand elle est nerveuse. C’était bizarre, au début, et maintenant c’est surtout rassurant. Quelque chose qui ne change pas, qui est facile à voir et à cerner. « T’inquiète pas. Je suis pas la meilleure personne avec qui avoir une conversation de toute façon, alors vraiment, t’inquiète pas. Il y a rien à corriger. » Moi, je suis surtout soulagé d’avoir retrouvé une amie et ce n’est pas comme si j’avais beaucoup d’expérience sur ce terrain là.
C’est étrange de parler de notre avenir, ça me paraissait si lointain avant cet été ; je ne m’étais même jamais trop posé de question. D’abord l’avenir de joueur de hockey, ensuite celui d’ingénieur. On dirait que je détruis les rêves de mes parents les uns après les autres. Je ne sais pas ce que je vais devenir, mais j’ai l’impression de commencer à en avoir une petite idée. Souriant doucement, j’écoute ses plans avec attention. On dirait que même si c’est vague, elle a commencé à y penser aussi. « Ah, je vois. Si j’étais la maire, j’essayerais sûrement de te convaincre de rester ici. » Je n’y connais vraiment rien en droit, alors que peut-être que c’est vraiment plus intéressant pour elle d’aller à Bergen, mais j’imagine mal l’administration laisser partir les jeunes talents qui pourraient faire vivre la ville.
Encore une fois, je me retrouve à m’ouvrir sans vraiment l’avoir prévu. Je n’ai jamais rien dit à personne sur ma situation depuis que je suis ici, alors ce sous-entendu qui m’échappe soit lui sembler sortir de nulle part. Elle se veut rassurante, mais l’émotion est facile à lire sur son visage. Je prends une longue inspiration ; je ne veux pas lui mentir, mais ce serait irréaliste de lui promettre une scène d’au revoir larmoyante dans la gare la plus proche. Et même Paco, mes chats, mon lapin. Je ne peux pas les abandonner, pas sans rien dire. « Si… je venais à partir, ce serait probablement pas de mon plein gré. J’ai une vie maintenant ici et des gens auxquels je tiens… je peux plus juste disparaître. » Je choisis mes mots prudemment, mais ça sonne comme si ma sœur n’était pas importante quand j’ai décidé de quitter le foyer familial – au contraire, elle était tout ce que j’avais. Et j’ai réussi à la quitter comme ça, juste comme ça. Le temps d’un battement de cœur, d’un souffle, d’une seconde de trop. Je me fais peur, parfois. « Même si c’est pas en personne, je trouverais un moyen de te prévenir. » Un message, un tweet, un pigeon voyageur – n’importe quoi. Et s’il ne reste plus rien de mes moyens de communication, je réussirais à rejoindre Paco. Et si j’arrive à l’attendre, alors elle ne sera pas loin non plus. Comme une promesse, je la regarde dans les yeux, devenu soudain plus sérieux. Peut-être que ce jour sera demain, peut-être que ce sera dans des mois – mais ça arrivera, tôt ou tard on viendra me chercher.

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— Vu sa tête, elle a facilement remis qui était ma sœur. J’esquisse un sourire au souvenir de sa présence, parce que même si elle m’a bien remonté les bretelles ce jour-là, elle sait toujours autant comment faire une entrée. Je hausse un sourcil, perplexe. Inviter Selver ici ? A vivre, ou juste à passer un moment avec moi ? Ce n’est pas une mauvaise idée, mais elle me connaît plus que moi-même alors elle saura immédiatement que cette idée de m’est pas venue par magie. « C’est gentil de ta part d’essayer, mais je crois que je vais tenter de l’appeler d’abord. » Je lui adresse un sourire entendu, histoire qu’elle ne se vexe pas. Elle n’en aura peut-être pas l’impression, mais rien que d’en parler avec elle a sûrement déjà un peu débloqué ma situation. « Tu sais… de nous deux, c’est elle l’esprit libre. Je serais pas plus étonné que ça si demain matin elle se pointait devant ma porte. » D’abord amusé à cette idée, je me rends assez vite compte que ce serait compliqué puisque Paco vit chez moi en ce moment. Mais en même temps, il va bien falloir que je les présente un jour.
Presque attendri quand elle se met encore à paniquer, je ne m’en formalise pas. Ce n’est pas mon coup d’essai et puis, c’est la moindre des choses quand on sait les réactions réflexes que je peux avoir dans une situation similaire. C’est agréable de savoir que maintenant, malgré tout ça, on est encore capable d’avoir une discussion tous les deux. Je lâche un petit rire et secoue doucement la tête de gauche à droite quand elle me dit que c’est grâce à moi qu’elle s’est mieux débrouillée pour sociabiliser cette année. « Non, j’y suis pour rien ! Tu peux t’accorder tout le mérite. » Surtout que je ne peux pas dire la même chose pour moi. Ce n’est pas comme si je m’étais soudainement transformé en roi des soirées réussies ou en personne à avoir absolument dans son cercle d’amis. Loin de là, même.
Quand on parle de nos avenirs respectifs, elle n’a pas l’air très sûre d’elle. Je ne le suis pas non plus, j’imagine que personne ne l’est vraiment. Sa tentative de blague m’arrache un grand sourire et je la suis facilement. « Ah, exactement. D’ailleurs, j’ai un meurtre prévu demain matin et une évasion fiscale dans deux heures, donc libère ton agenda. » Heureusement, la seule chose que je vais vraiment tuer en me réveillant le lendemain, c’est mon sachet de thé. C’est évident que tout le monde ne restera pas forcément à Fredelig, et que d’autres gens prendront un jour leur place, mais je me surprends quand même à espérer que les choses continuent comme elles sont. Il y a un optimisme rassurant à tirer de cette année ; j’ai l’impression de m’être bien débrouillé malgré les circonstances qui m’ont amené ici.
Mon visage se ferme un peu quand elle rebondit sur ce que je lui dis. Il fallait bien que ça arrive, c’est ce que j’essaye de lui avouer depuis le début de cette conversation sans grand succès alors il était évident qu’elle allait additionner deux et deux au bout d’un moment. Je hoche la tête doucement, l’air plus sombre. « Mh. On est pas… Ils ont une idée assez précise de qui je devrais être et de ce que je devrais faire. » Détournant les yeux, j’évite de la regarder pour ne pas trahir mon brutal changement d’humeur. Je suis déjà un échec pour mes parents, mais pourtant ils n’ont jamais cessé de vouloir me façonner. Même ici alors que je n’ai pas entendu parler d’eux depuis presque un an, leur douloureuse ombre plane sur moi partout où je vais ; j’ai l’impression d’être en sursis et de ne faire qu’attendre le moment où je n’aurais plus d’autre choix que de suivre leurs précieux arrangements pour la famille et la fortune. Quant à leur annoncer la voie que j’ai choisie et le fait d’être en couple avec un homme… ce n’est même pas envisageable.
Je lui rends son doux sourire avec l’impression d’avoir trouvé une véritable amie en elle. J’entends son retour à ma promesse avec un mouvement de tête entendu. « Même si dans quelques années on est tous éparpillés aux quatre coins du monde, ça veut pas forcément dire qu’on pourra plus se voir ou se parler. » Avoir un tel espoir, ça ne me ressemble pas. Mais je me surprends à penser qu’avec un peu d’efforts de tous les côtés, garder contact serait tout à fait possible – même pour moi, qui ne suis pas vraiment doué pour ça.

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— Visiblement, même une version plus en retenue de son plan semble la satisfaire. Je hoche la tête, rassuré qu’elle soit quand même d’accord, et la remarque qu’elle fait m’arrache un petit rire. Ma sœur est compliquée, elle a son tempérament bien loin du mien, mais je ne l’échangerais pour rien au monde. « Elle est… intense. » Je peux sentir le sourire mystérieux sur mes lèvres s’étirer à chaque seconde supplémentaire où je pense à elle ; on dirait qu’elle me manque encore plus que je n’aurais osé l’admettre. C’est difficile, d’abandonner une jumelle. Je lui rends son ricanement quand elle continue sur la plaisanterie. « De rien Maître, je compte sur vous. » Le nez en l’air, je prends un petit air souverain et la regarde du coin de l’œil.
Je pèse mes mots et ce que je veux lui dire sur mes parents – soit, pas grand-chose. C’est difficile à avouer, difficile à confier. Mais heureusement, elle n’insiste pas vraiment. Ou alors, je l’ai peut-être déjà mise mal à l’aise et elle cherche un moyen plus ou moins poli de fuir la conversation. Peu importe, je ne lui en veux pas pour ça. Même moi, je n’ai pas franchement envie de la poursuivre alors je lui suis reconnaissant quand elle balaye mes inquiétudes d’un vague geste de la main. « Ouais, je suis arrivé ici un peu par hasard alors je pensais pas m’y sentir autant chez moi un jour. » Je lui adresse un sourire sincère en constatant son optimisme.
Quand elle vérifie les arrêts, je me rends compte qu’elle risque de descendre avant moi. J’approuve en silence, heureusement qu’on ne vit plus à l’époque des pigeons voyageurs parce que je n’aurais pas aimé devoir communiquer uniquement par ce moyen là. D’abord un peu surpris, mon regard fait quelques allers-retours entre son visage presque sérieux et sa main tendue vers moi. Et puis, je me décide à accrocher mon petit doigt au sien et à toucher son pouce avec le mien. « Évidemment. » Un grand sourire aux lèvres, je fronce un peu du nez en réalisant que ça fait des années que je n’ai pas fait ça. Il y a soudainement un côté officiel à la chose, mais j’imagine que ça m’empêchera de me défiler.

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— Je hoche la tête, simplement heureux qu’elle ne garde pas la mauvaise image qu’on a pu avoir de ma sœur lors de sa première apparition ici. Les choses sont compliquées entre nous depuis que je suis parti, mais je suis conscient de la peine que je lui ai infligée et qu’elle n’avait rien fait pour mériter ça. Ce serait injuste de ma part de laisser son souvenir dans ma tête se détériorer pour une histoire d’égo.
Ravi qu’elle suive mon petit jeu avec une pointe de l’attitude hautaine qu’on a tendance à prêter aux avocats, je ris doucement avec elle de nos bêtises. « Bah, tu vas devoir t’y habituer un jour ou l’autre. Autant commencer maintenant. » Et c’est probablement plus facile de s’y faire avec une blague que directement dans un tribunal.
Après ça, la promesse du petit doigt semble toute naturelle. Si elle peut suivre mes imitations douteuses, alors je peux bien faire ça pour elle. Et puis, je ne me mouille pas trop sur la promesse, c’était déjà quelque chose que je comptais faire – ou me forcer à faire, dans le cas où ça ne me viendrait pas naturellement. « Cette ville, c’est un peu comme une bulle. Les gens viennent de partout mais tout le monde est là pour la même chose. » Je crois que j’ai dit quelque chose comme ça à Paco, un jour. Tout est différent ici, on se croirait à l’écart du monde, comme si c’était une société à part. On a de la chance de s’être trouvés là, même si je me serais bien passés de certains, j’ai aussi fait des belles rencontres ici.
Soudain pris de court par sa question sur mon arrêt, je jette un coup d’œil hagard à l’affichage pour être certain de ne pas avoir raté le coche. Ce qui serait peu probable, puisque je vais plus loin qu’elle. « Oh, euh… Je vais me rapprocher le plus possible de chez moi. » Je grimace doucement en réalisant que je n’arrive pas tout de suite. « Il y a déjà pas beaucoup d’arrêts sur la rive gauche alors j’essaye d’avoir le moins de trajet à faire à pieds. »

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— C’est plaisant de voir que malgré la gêne du début, on peut avoir une conversation normale. Avec Heidi, c’était simple au début et puis… d’un coup, ça ne l’a plus été. Je pense que je suis à blâmer pour ça, entre autres. Et il y a eu le baiser, qui me trotte toujours dans la tête malheureusement. J’essaye de faire de mon mieux pour rattraper le coup, pour être un ami digne de ce nom – mais ce n’est pas trop le cas pour l’instant, même si on plaisante tous les deux. « Aah, c’est vrai que tu faisais partie des sceptiques. » L’air songeur, je repense à ce dont on parlait les soirs où ça nous arrivait de rentrer ensemble. « C’est cool si t’as changé d’avis, ça fait une chose de moins à penser. » Je hausse les épaules en lui rendant son sourire ; je ne sais vraiment pas ce que les autres habitants de Fredelig ou même ceux de Bergen en pensent, et je crois que je m’en fiche un peu. Je resterais ici tant que je le peux, un peu comme un cocon protecteur dans lequel j’ai réussi à m’installer.
Quand elle me demande si ça va aller pour finir le trajet seul, je hoche doucement la tête. Je ne peux pas m’empêcher de froncer un peu les sourcils, même si je me déride très vite. Hors de question de lui imposer mes sautes d’humeur à elle aussi. Mais au fond, j’en ai vraiment marre qu’on me pose cette question. J’ai l’impression de ne plus rien pouvoir faire seul, ou d’avoir quatre ans et demi ; c’est un sentiment étrange et désagréable. « Oui, t’en fais pas. J’ai l’habitude maintenant. » Ce n’est pas tout à fait vrai, en fait je galère toujours autant. Mais je connais le chemin, et il faut bien que je le fasse tous les jours de toute façon. Heureusement que Paco habite chez moi en ce moment, je ne sais pas si j’aurais eu le courage de faire tous les trajets salle de bain, cuisine, chambre en béquilles. C’est dur de l’admettre, mais sa présence m’aide beaucoup, mentalement aussi. « Tu peux y aller sans t’inquiéter, je devrais m’en sortir. » Sans savoir si c’est vraiment ça qu’elle voulait entendre, je lui adresse un sourire entendu.

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