Ô rage, Ô désespoir... [Paco]

Comme attendu, Illyana avait fini par repartir en France. Officiellement, parce que son père adoptif avait fait un malaise cardiaque et devait se faire opérer. Officieusement, parce qu'il n'était pas suffisant à lui seul pour la retenir... Mais ce n'était pas une grande nouveauté, sa vie entière était jalonnée des départs des personnes à qui il donnait tout. Sa mère, Paco, Illyana... Il avait encaissé et l'avait même accompagné à l'aéroport malgré son évidente réticence. Et il s'était promis alors que son avion décollait -mais était-ce seulement le sien ? Bref, un avion !- qu'il ne serait plus le dindon de la farce. Le lendemain, il demandait à Aaron le numéro de cette Elin... Sa cousine, ou peut-être sa sœur, il n'avait pas vraiment porté attention à ce qu'il lui disait à son sujet. Il l'avait juste trouvé particulièrement enthousiaste et il aurait été difficile de passer à côté vu la façon dont Aaron annonça la nouvelle à tout l'équipage. Il alla s'en dire qu'il se fit particulièrement chambré ce jour-là, entre deux nausées puisque ses médicaments étaient toujours aussi peu efficaces.

Donc il avait tout fait, absolument tout fait, pour effacer sa dernière confrontation avec Paco de sa mémoire, et de sa vie. Elin était là à cause d'Illyana et pas d'autre chose, et certainement pas à cause d'un baiser sorti de nul part. Et encore, si on pouvait appeler ça un baiser ! Et une nouvelle fois, il chassa avec détermination les images et les sensations qui refaisaient surface... Et si ce soir il était au Blood Night, ce n'était que parce qu'il y était beaucoup plus facile d'échapper aux verres qui s'enchainaient et aux bras tentaculaires d'Elin, que dans leur bar habituel. C'était pas possible, cette fille était un vrai poulpe ! Mais un poulpe plutôt pas mal si on aimait le style scandinave blond à la peau blanche -trop blanche- et aux yeux bleus. Il lui avait d'ailleurs suggéré quelques séances d'UV... Une peau qui sentait bon la chaleur et le soleil avait toujours un autre goût... Enfin, pour le moment c'était surtout le goût de l'alcool qu'il avait en bouche alors qu'il s'était levé de la banquette -pour échapper ne serait-ce qu'un instant aux bras d'Elin accrochés à lui- alors qu'il déclamait du Corneille en Français revisité à la façon Timothée Martin.

"Ô rage ! Ô désespoir ! Ô océan ennemi !
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux poissonniers,
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?..."

Franchement parler Français dans un pays étranger était juste le top pour attirer tous les regards à soi ! Et ça, c'était toujours jouissif de se sentir soudainement important aux yeux des autres. A commencer par ceux d'Aaron, Becca, Elin bien sûr et le reste de l'équipage. Mais pas seulement puisque même ceux des serveurs qui apportaient les bouteilles aux tables se trouvaient rivés sur lui et sa petite prestation. Et depuis quand les patrons jouaient au serveur ?! C'était du n'importe quoi et il préférait l'ignorer alors qu'il levait bien haut son verre à la fin de sa tirade, le renversant à moitié par terre et à moitié sur Elin, ce qui l'arrangeait assez bien ! Pour le contenu du verre qu'il n'aurait pas à avaler bien sûr... Quoique, arroser Elin était aussi sympa ! Sauf que ses petits cris aigus lui cassèrent bien vite les oreilles, et ça malgré le niveau sonore déjà conséquent, alors qu'elle se levait à son tour pour s'accrocher à lui... Oh, pitié...

Comment faisaient les marins -ou était-ce spécifique aux Norvégiens ?- pour parvenir à boire autant ? Il savait juste qu'il n'avait ni l'entrainement, ni la constitution pour suivre leur consommation d'alcool. Il n'en avait d'ailleurs même pas l'envie. Mais il était depuis son arrivée dans l'équipage passé maître dans l'art du bluff où son état d'ébriété était largement surjoué. Un peu comme ce soir où profitant du fait que son verre se soit renversé, il en rajouta une couche en titubant et se rattrapant au dossier de la banquette, il parvint à se dégager des bras d'Elin alors que celle-ci se retrouvant soudainement assise gloussait. "Donne-moi ton verre, je vais te chercher un autre cocktail..." Il n'avait aucune idée de ce qu'elle avait bu mais il supposait que Paco pourrait retrouver. C'était son boulot après tout, non ?

Croisant le regard étonnamment clair de Becca, il décida de ne pas y prêter attention. C'était vrai qu'il avait travaillé avec elle sur le marché pour payer les études d'Illyana, et il la soupçonnait d'en avoir compris beaucoup -un peu trop ?- sur lui... Mais pour le moment ce n'était pas Becca et ce qu'elle avait certainement pu deviner sur ses petits numéros d'alcoolique invétéré, mais Paco qu'il avait en tête. Paco qui l'avait pas quitté du regard lorsqu'il avait fait sa petite démonstration théâtrale. Et Paco qui en avait souri. S'installant sur un de tabourets hauts, il fit glisser le verre sur le comptoir. "La même chose s'il te plait. Et j'ai aucune idée de ce qu'elle a bu..." En gros, débrouille-toi. Et d'ailleurs, il passa rapidement à autre chose. "Ma petite prestation t'a plu ? Ça t'a rappelé des souvenirs ?" Ah, l'école... Si seulement tout n'avait pas été gâché par la petite merveille... Et d'ailleurs, il fit le tour des lieux du regard sans le trouver nulle part. "Au fait, elle n'est pas là ta petite merveille ? C'est étonnant. Ça va, tu te sens pas trop seul ?" Il allait sans dire que c'était suintant d'ironie.

Allons bon, un barman qui n'était pas fichu de reconnaitre une boisson, c'était possible ça ? Juste par curiosité, il plaça son nez au-dessus du verre et huma les restes d'alcool pour aussitôt grimacer. Décidément, que ce soit au goût ou à l'odeur, il détestait toujours autant ça. Mais ça faisait partie des comportements sociaux attendus, il se pliait donc à l'exercice. En trichant dès qu'il pouvait tricher. "Bah, pas grave. T'as qu'à me mettre ce que tu veux. Je lui dirais que c'est toi qui t'es gouré..." Voilà, problème résolu ! Il n'allait quand même pas se prendre la tête pour une nana, fût-elle sa copine ou même la sœur -ou est-ce que c'était la cousine ?- de son patron. Elle n'aurait donc qu'à se contenter de ce qu'il lui ramènerait, il était déjà bien sympa !

Quant à sa prestation avec elle, il fixa Paco en se demandant s'il se foutait pas de lui. "Parce que t'apprécies les filles qui te collent, toi ? Ah non, pardon, c'est vrai que t'es de ce bord-là..." Tout en mimant les guillemets avec ses doigts en appuyant bien sur les deux derniers mots. Son regard était quant à lui capté par les mouvements des doigts de Paco qui essuyaient les verres de manière presque hypnotique. Jusqu'à même presque oublier la véritable raison qui l'avait fait venir jusqu'à ce bar, hormis pour ce verre qui n'avait toujours été qu'une excuse... "T'as vu, je fais des efforts. Je n'ai rien dit de mal..." Le tout avec une sincérité désarmante.

Il lui fallu cependant un court instant pour faire le lien entre sa précédente question et la réponse de Paco. Ah oui, la petite merveille... Jamais bien loin celui-là. "Pourquoi je voudrais que t'ailles le chercher ? C'est pas mon mec, je m'en fous." Et en vérité, il avait déjà bien assez à faire avec sa copine pour ne pas s'encombrer en plus de la petite merveille ! "Et pour rappel, c'est toi qui peut pas vivre sans lui. Pas moi..." Sa vie aurait d'ailleurs été beaucoup plus simple s'il n'avait jamais existé !

Elin aurait droit donc à du café. Soit. Il s'en foutait. Paco aurait bien pu lui mettre de l'eau de vaisselle sale dans ce verre qu'il n'aurait pas davantage bronché. Il n'était pas là pour le verre de toute façon, ni même pour Elin. Il était là pour... Paco ? Visiblement, oui. Paco qui aimait que des femmes le collent, ou même la petite merveille. Ou... Lui ? Est-ce que c'était ça qui s'était passé dans son appartement ? Il avait refusé d'y penser jusqu'à présent préférant se perdre dans les bras d'Elin. C'était cool, rassurant... Et chiant ? Ouais, ça faisait pourtant pas si longtemps qu'il était avec elle et il s'ennuyait déjà à mourir. "C'est vrai que t'aimes bien coller les autres... Enfin, tant que tu leur trouves un intérêt sans quoi tu les remplaces par d'autres." Ca, c'était bien évidemment pour la petite merveille. Mais il supposait qu'il était injuste avec lui puisque tout le monde faisait ça, à commencer par sa propre mère qui était partie pour d'autres cieux et Illyana qui avait préféré sa famille d'adoption. Et lui... Son regard se porta vers la banquette où Becca tentait de canaliser une Elin complètement ivre sous les rires d'Aaron. Et il allait quand même falloir qu'il parvienne à savoir si c'était sa sœur ou sa cousine... "Elle m'aime, et elle n'a visiblement pas l'intention de me lâcher pour quelqu'un d'autre. Alors c'est pas si mal." Et il aurait été bien incapable de dire s'il se parlait plus à lui-même ou s'il répondait réellement à la remarque de Paco. Sans doute un peu des deux d'ailleurs. C'est que parfois il fallait savoir se contenter de ce qu'on pouvait avoir, et faire avec les inconvénients. Comme pour son boulot et ce fichu mal de mer qu'il combattait tous les jours.

Et faites confiance à Paco Lombardi pour balayer tous vos efforts d'une simple mouvement de main. Ou en une phrase comme c'était le cas ici. Mais c'était bien mal le connaitre que de croire qu'il allait sagement se ranger à sa vision des choses comme le bon garçon qu'il n'était pas. "Je fais des efforts alors ouais, tu peux me remercier. C'est la moindre des choses." Comme s'il suffisait de le dire pour que Paco applique... Et pourtant il en avait un bel exemple avec la petite merveille, toujours là quoi qu'il pouvait en dire. "Quoi ? Qu'il soit mon mec ? Mais t'es complètement malade ! Je connais même pas son prénom." Au moins il connaissait celui d'Elin, après l'avoir appris par cœur. Mais peut-être qu'il avait su celui de la petite merveille, ou que celui-ci le lui avait dit, mais il ne s'en rappelait plus. Et surtout, il s'en foutait de comment il s'appelait ! "Et si, il est là. Il est en haut, c'est toi-même qui l'a dit ! De toute façon, il aurait été bien étonnant qu'il ne soit pas là quelque part dans ton sillage. Il est toujours là." Et fixant Paco dans les yeux, il le mettait au défi de le contredire.

La réponse tomba aussitôt, et ce n'était ni de la provocation, ni pour se vanter, ni quoi que ce soit d'autre. C'était... Juste ce qui était. "Non, pas moi." On pouvait lui reprocher beaucoup de choses mais pas celle de laisser tomber les gens. Pour preuve, il était ici parce que le Viking lui avait proposé de venir malgré tout leur passif. Ou justement à cause de tout leur passif ? Et il aurait pu changer de boulot depuis le temps, il avait vu des annonces passer pour travailler à la déchetterie ou à la voierie. Des trucs à sa portée et sans diplômes particuliers. Mais Aaron lui avait laissé sa chance et il ne se voyait pas maintenant tirer sa révérence juste parce qu'il pouvait avoir mieux. Quoiqu'il cracherait pas sur un truc qui le rendrait pas malade tout le long de sa journée. Et puis allez savoir pourquoi, il était là comme un papillon de nuit, à toujours courir après Paco... Il se faisait vraiment pitié parfois. Même souvent dès qu'il s'agissait de Paco.

Et à côté de ça, il y avait Elin. Gentille et plutôt jolie mais... C'était loin d'être le grand frisson -quoiqu'il n'y croyait pas trop non plus à toutes ces fadaises pour jeunes filles en fleurs- et surtout, il s'ennuyait. Alors il se trouvait des occupations comme ce soir, et il devait bien avouer que Paco était juste parfait pour ça ! "T'as jamais eu envie de rentrer en France ?" C'était sorti comme ça, alors que l'idée lui avait soudainement traversé l'esprit. Une idée comme une autre, peut-être pour ne pas avoir à répondre sur le fait de savoir s'il sera un jour heureux, avec Elin ou pas d'ailleurs. Il préféra donc répondre lui-même à sa propre question. "Ah non c'est vrai, t'es là parce que la petite merveille est là. Le jour où il décidera de rentrer, tu le feras toi aussi... C'est étonnant qu'il ne t'ai pas encore acheté un collier avec une laisse au bout." C'était clairement de la provocation. Mais il s'ennuyait et Paco lui donnait le même sentiment à le voir essuyer ses verres un à un...

Il haussa d'ailleurs les épaules avec un totale indifférence à sa menace. "Vas-y, te gêne pas, fais-toi plaisir..." Souriant, soudainement bien plus enthousiaste, il lui fit part des petites joyeusetés qu'il lui réservait au cas où Paco aurait des envies de le dégager. "Mais je vais pas me laisser faire. Je vais hurler, te traiter de tous les noms, casser ce que je peux casser et faire un vrai scandale ! Je suis sûr que tu apprécieras le spectacle." Avant de rajouter avec un sourire plein de suffisance. "Enfin, peut-être un peu moins lorsque je clamerais que tu m'as embrassé de force..." Pourquoi il remettait ça sur le tapis, il n'en savait rien lui-même. D'autant que jusqu'ici il avait au contraire tout fait pour reléguer ça dans le coin le moins utilisé de son crâne... Il renonçait à comprendre sa propre logique.

Mais l'objectif était atteint, il ne s'ennuyait plus du tout ! Comme prévu, il lui avait suffit d'égrainer de la petite merveille à chacune de ses phrases pour voir Paco réagir. C'en était presque trop facile. "T'inquiète, je vais pas te la piquer ta petite merveille. Faut pas être jaloux comme ça... Et qu'est-ce que j'en ferais ? Pour rappel, c'est pas moi qui embrasse les autres mecs." Oui, elle était facile celle-là, et c'était bien pour cela qu'il l'utilisait.