ari | boy working on empty

De son enfance écourtée dans son pays d'origine, Ari n'a plus que le souvenir du départ, et les idées qu'ils s'étaient faites sur ce à quoi elle aurait pu ressembler. Suivant son père parti peu après sa naissance en mission de travail, Ari, sa mère et le reste de sa fratrie quittèrent Izmir alors qu'il avait quatre ans. Il n'a donc pas vraiment passé l'entièreté de son enfance en Norvège, mais c'est tout comme.
La majeure partie des années suivant le déménagement sont passées à suivre sa grande sœur, Safiye, comme s'il était son ombre. Comme lui, elle voit le déménagement comme une trahison et idéalise les années passées à Izmir, bien qu'elle-même n'avait que neuf ans quand elle avait été arrachée de ces rues familières. L'intégration est un peu plus dure pour elle qui avait déjà sa langue maternelle bien gravée dans sa sœur, et le dédain des natifs n'est jamais loin : Ari a néanmoins l'impression de l'éloigner rien qu'en restant accroché au bras de Safi comme un sac à mains. Les cours terminés ils se précipitent pour se retrouver à la sortie des classes, ils ne se font pas d'amis mais commencent à se ressembler comme des jumeaux, l'un adoptant les manières de l'autre qui prend ses habitudes, et ensemble ils deviennent les moutons noirs de la famille, calmes mais désobéissants, difficile à condamner parce que trop discrets, insolents face aux profs mais sans problèmes sur le bulletin.
Il n'y plus grand-monde pour leur dire quelque chose, à vrai dire : leur père est toujours pris par son fameux travail, Ari n'a jamais compris de quel travail il s'agissait exactement, et leur mère trouve un engagement à leur tour, si bien que Safiye devient mère à la maison -synonyme de chaos. Les meilleures soirées sont passées entre la fratrie, les cinq d'entre eux rangeant et dérangeant la maison comme si l'endroit leur appartenait, regardant de la mauvaise télévision ou des vieilles cassettes en turc, cuisinant des gâteaux en devinant les doses à l'oeil. Safi lui donne même des secrets à garder : alors qu'elle s'approche de la fin du lycée, ils passent la frontière ensemble pour aller acheter des bouteilles, parce qu'après tout avec son jeune âge Ari est un excellent alibi.
Puis, l'année des treize ans d'Ari, Safiye disparaît. Rentrée au pays pour étudier. Sans un revoir, pas même un mot pour son projet.
Ce départ choque Ari cent fois plus que le déménagement. Plus qu'un choc, c'est un insulte à sa personnalité : les premières mois elle n'appelle même pas pour donner des nouvelles, et il prend cela comme l'aveu capital. Il n'était qu'une distraction, un magazine qu'elle feuilletait quand elle s'ennuyait du pays.
L'année qui suit est donc une série de bêtises enchaînées aveuglément : il s'en prend à sa famille et à ses camarades de classes comme si c'était eux qui leur avait causé cet affront, il insulte et il frappe, il fugue et disparaît, puis, comme on finit toujours par prendre une profonde inspiration après une longue séance de pleurs, la crise passe, et Ari retrouve à nouveau son calme. En apparence, similaire à celui qu'il partageait avec Safiye, mais plus invitant. Au lieu de fixer les murs et de rire au nez des profs, il dessine sur ses cahiers, et s'assied avec les autres personnes abandonnées au self. C'est ainsi, pendant ses années lycées, qu'il découvre qu'il peut s'entendre avec d'autres que Safiye : et s'entendre mieux. Quand elle revient à la maison pour les vacances, il ne lui porte plus qu'une attention polie, pressé de sortir avec des gens de son âge ou d'aller se plonger dans un livre.
A l'obtention du diplôme, il part en sciences politiques plus par évitement du choix que par choix : c'est large, c'est généraliste et s'il se découvre une nouvelle haine pour le sujet, ce sera plus facile de changer de piste que s'il part en école d'art, sa première intention -ces heures de cours passées à gribouiller, après tout, n'avaient pas servi à rien. Mais en plus de retrouver des nouvelles têtes dans les bâtiments, il en rencontre de nouvelles : en particulier Baldwin, Goffman et Hammonds. Pendant longtemps la sociologie le passione, l'observation étant après tout son don, plus que sa créativité ou sa résilience. Il abandonne néanmoins ses veilléités de se faire chercheur sous prétexte d'avoir lu Bourdieu, mais surtout fatigué par l'université, les gens, le travail sans récompense.
Il vagabonde chez ses parents pendant un temps, puis la seconde où l'idée de rejoindre Safiye à Izmir, où elle a maintenant fait sa vie, lui traverse l'esprit, il s'admet que la situation est vraiment mauvaise.
Faute de mieux à faire, il commence à monter ses propres petites investigations sur des sujets de dissertation de socio abandonnés : principalement concernant l'immigration, la famille et la ville. Les petits dossiers de recherches se transforment en essais à proprement parler, qu'il finit par transformer en vidéos ou en podcasts. Au bout d'un an, Ari cesse de s'appeler un jeune chômeur et s'adoube journaliste indépendant. Il donne à la boîte de production nouvelle-né le doux sobriquet de Geyik, le cerf, en référence aux contes de sa sœur, où l'animal est un message, bondissant gracieusement entre les différents niveaux du ciel et de l'enfer pour faire circuler les informations. Le boulot n'est pas exactement une mine d'or et heureusement qu'il a des associés pour le garder concentré sur le projet présent, mais du reste il n'est pas malheureux : grimpé sur son cerf il voyage, de niveau de ciel en niveau d'enfer, vaguement motivé, vaguement convaincu de son propre mythe, mais encore trop hésitant pour saisir sa destinée à pleines mains.